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comme sous les gouvernements qui l’avaient précédé, le cabinet noir fonctionna régulièrement. Le chef de l’espionnage occulte, qui s’exerçait au siège même de l’administration des postes, s’appelait Simonnet. En son genre, c’était un homme de génie. Depuis que l’on a adopté l’usage des enveloppes gommées, le décachetage et le recachetage des lettres n’offrent que peu de difficultés ; il n’en était pas ainsi lorsque les lettres étaient scellées à la cire ; il fallait prendre les empreintes, afin de rétablir les cachets détruits ; le plus souvent, on se servait d’un amalgame qui durcissait rapidement et quelquefois de poix de Bourgogne ; c’est pourquoi des chimistes étaient attachés au cabinet noir : j’en pourrais citer qui ont été membres de l’Institut et auxquels on a fait de pompeuses funérailles.

Simonnet eut-il recours à la science pour remplir sa mission de furet, je l’ignore ; mais je ne le crois pas. Quoiqu’il eût des employés sous ses ordres, il aimait à opérer seul et déployait, m’a-t-on dit, une sagacité inconcevable. Du fond des sacs arrivant de province et de l’étranger, au milieu des monceaux de lettres entassés sur les tables, il savait reconnaître l’écriture, la provenance et la destination signalées. Les lettres étaient ouvertes, lues, copiées, par un secrétaire spécial attaché au cabinet du directeur, recachetées et distribuées avec un retard qui rarement était de plus de deux heures. Tous les jours, le chef du contrôle à la préfecture de Police, Marseille, ou un commissaire aux délégations judiciaires, nommé Bérillon, se rendait à l’administration des postes, y prenait la « dépêche » et la remettait en mains propres au préfet, qui faisait à l’Empereur les communications qu’il jugeait opportunes. C’est, du moins, de la sorte que les choses se passaient dans les dernières années du Second Empire, si j’en crois les explications que J.-M. Piétri m’a données, longtemps après la mort de Napoléon III.

Simonnet était bien payé ; outre ses émoluments fixes, qui étaient de huit mille francs, il recevait de la préfecture de Police une indemnité annuelle de vingt-cinq mille francs, sans compter les gratifications qu’on ne lui ménageait pas, lorsqu’il avait aidé à quelque découverte importante. Cet homme avait la passion de son métier et ne se contentait pas de fouiller dans les correspondances que l’État croyait avoir intérêt à connaître : il « travaillait » pour son propre compte, semblable à un garde-chasse qui braconne. Il lisait les lettres