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parte à Crouy-Chanel ; je ne crois pas à la mission de celui-ci ; je ne crois pas à l’entrevue avec Nicolas ; je ne crois ni à la promesse d’alliance, ni à la proposition de mariage ; mais je crois que Crouy-Chanel a tâché de faire accepter ces fables au prince Louis Bonaparte. Cependant, je dois dire que j’en ai parlé à la grande-duchesse Olga, devenue reine de Wurtemberg.

Le 30 juin 1874, la reine Olga, étant à Baden-Baden, me demanda de l’accompagner à l’asile des aliénés d’Illenau, qu’elle voulait visiter et que je connaissais dans tous ses détails. En revenant de cette course, la reine, la grande-duchesse Marie de Russie (Leuchtenberg) sa sœur, la grande-duchesse d’Oldenbourg sa nièce, et moi, nous étions seuls dans le salon du wagon royal ; les gens de suite se tenaient dans un compartiment séparé. La conversation était devenue presque intime, et je me permis de dire à la reine : « Votre Majesté sait-elle qu’elle a failli être impératrice des Français ? » et je lui racontai les faits que je viens de reproduire. La reine m’écouta, sans manifester de surprise ; mais sa réponse n’en fut pas une, elle sourit et me dit : « Je suis étonnée que vous me disiez cela. » La grande-duchesse d’Oldenbourg, qui m’avait regardé fixement pendant que je parlais, adressa à la reine une phrase — russe — que je ne compris pas. La reine répondit : « Da », qui en russe signifie : oui. Le lendemain, je questionnai la grande-duchesse Marie à cet égard, et elle me répondit, dans le langage familier qui lui était habituel : « Je ne me suis jamais mêlée de micmacs politiques. »

Crouy-Chanel, s’il eût en réalité été chargé d’une si grave mission, fût certainement sorti de l’obscurité pendant le Second Empire ; il y resta, essaya de se mêler de politique interlope et, presque partout, fut éconduit. Je ne le retrouve qu’en 1861, à Turin, agent de qui ? du roi détrôné de Naples ? de l’Autriche ? du duc de Modène ? de Victor-Emmanuel ? Je n’en sais rien. Tout à coup, une billevesée des plus extravagantes lui passe par la cervelle : il n’est plus seulement marquis, il devient prince. Il produit des paperasses qui le font descendre d’André II, roi de Hongrie, mort en 1285 ;

    Chateaubriand, en date du 7 mai 1833 : « Par mes divers rapports avec l’empereur de Russie, je sais qu’il a fort bien accueilli, à diverses reprises, des propositions de mariage de mon fils avec la princesse Olga. » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, 1850, t. X, p. 311.)