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Madeleine, on ne se serait jamais douté que Paris venait de s’accorder encore une révolution.

Elle se fit mener rue du Faubourg-Saint-Honoré, chez le conseiller d’État Besson[1], qu’elle connaissait et qu’elle appréciait. Quoique le portier eût répondu à Mme Lebreton que M. Besson était sorti, l’Impératrice gravit l’escalier jusqu’à l’appartement, espérant sans doute qu’un domestique lui ouvrirait et la laisserait attendre. Elle sonna plusieurs fois ; la porte resta close, nul pas ne retentit dans l’antichambre ; le maître était absent, et sans doute les domestiques, en bons badauds qu’ils étaient, avaient décampé, pour aller voir l’« émeute ». Elle remonta dans la voiture et, après une minute d’hésitation, indiqua une adresse : avenue de Villiers. Là elle se croyait certaine de trouver un refuge et de pouvoir organiser son départ ; elle allait chez son écuyer, le marquis de Piennes. La porte fut ouverte par une femme de chambre qui répondit que M. le marquis n’y était pas et que l’on ne savait quand il rentrerait. Mme Lebreton dit qu’elle avait à lui parler, qu’elle attendrait son retour, et fit mine d’entrer. La femme de chambre regardait l’Impératrice, qui ne disait mot et rajustait son voile ; elle la reconnut. « Oui, l’attendre, pour qu’il soit arrêté et fusillé avec vous ; allez-vous-en et remerciez-moi de ne pas vous dénoncer ! » Elle repoussa la porte avec violence. L’Impératrice et Mme Lebreton restèrent interdites : que devenir ?

Elle regagna sa voiture et dit au cocher de la conduire avenue de l’Impératrice, au Bois de Boulogne. Où allait-elle ? Chez son dentiste, chez le docteur Thomas Evans — le bel Evans, comme l’on disait volontiers dans le monde de la haute galanterie. C’était un Américain, habile en son métier, ayant fait une fortune considérable à réparer les dentitions avariées, fort en vogue, précieux, important, puffiste énergique et devant en grande partie sa réputation au prix élevé où il cotait ses services. Son hôtel de l’avenue de l’Impératrice avait un faux air de palais et l’on disait que les vingt chevaux qui remplissaient son écurie étaient des animaux de choix. Son « cabinet » de la rue de la Paix était fréquenté par la bonne compagnie, mais il se réservait un jour, qu’il consacrait aux filles en renom.

  1. Besson (Paul) 1831-1894. Avocat et homme politique catholique, conseiller d’État depuis 1867, député à l’Assemblée nationale de 1871. (N. d. É.)