Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/125

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place publique ; un vieil aphorisme avait dit : « Maison de police est ouverte à tous. » Ce n’était point l’avis du comte de Kératry, qui s’était trop souvenu qu’il avait été officier et qui, craignant sans doute d’être attaqué, — je ne sais par qui, — avait pris ses précautions, comme s’il avait commandé un poste perdu devant l’ennemi. Grand-gardes avancées sur la place Dauphine et sur les quais, pelotons devant les portes, cordons de sentinelles à toutes les issues ; on en eût plaisanté, si le cœur n’avait été si triste. Un capitaine, le sabre au poing, m’interrogea : « Où allez-vous, citoyen ? — À la première division. — Affaire de service ou affaire particulière ? » Je compris que j’allais être mis à la question, et je répondis impudemment : « De la part de Son Excellence l’ambassadeur d’Italie. » On me mit entre deux gardes nationaux, qui me conduisirent jusqu’à l’antichambre du cabinet de Mettetal, dont je leur indiquai le chemin. Les deux garçons de bureau, qui me connaissaient, ne purent s’empêcher de rire en me voyant si bien escorté. Il est à remarquer que, dès qu’à la suite d’une révolution la liberté est proclamée et confiée à la protection de la garde nationale, les vexations commencent pour tout le monde et que l’on ne peut plus traverser les rues sans permission.

Je remis le passeport à Mettetal, en le priant de le viser ; il le signa sans mot dire, en lut les nom et prénoms, le replia lentement, me le rendit, puis, me prenant dans ses bras, il me serra contre sa poitrine et me dit : « Vous êtes un brave garçon ; s’il a besoin de moi, je suis à sa disposition. » Aux initiales, il avait deviné, en bon policier qu’il était, que le passeport appartenait à Piétri. Il ajouta : « Dites-lui d’être très prudent ; il n’a rien à craindre de nous, mais on a donné ordre de l’arrêter. » Nous bavardâmes des événements de la veille, de ceux qui nous menaçaient, et, au cours de la causerie, je lui dis : « Qu’allez-vous faire ? » Il répondit : « Je ne sais trop ; mon préfet a été très aimable pour moi. » « Mon préfet », c’était Kératry. Je ne répliquai rien ; il me parut surpris et me demanda ce que je ferais à sa place.

Je fus très net : « Je m’en irais, je tomberais avec l’administration que j’ai servie ; vous êtes le doyen des chefs de division, vous êtes membre du Consistoire protestant, vous avez quatre-vingt mille livres de rente ; votre femme est hémiplégique, ce qui est un prétexte, sinon un motif, à la conduire hors de Paris, qui va être assiégé. Allez-vous-en ;