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Russie que deux mots peuvent résumer : « Mettre fin à la guerre, en traitant avec le général Trochu. »

Le roi se déclara prêt à négocier, pourvu qu’il le pût avec certitude, et il renvoya le comte Chreptowitch à Bismarck. Les deux personnages se connaissaient depuis longtemps. D’après ce que Chreptowitch m’a dit, Bismarck, après l’avoir écouté, aurait levé les épaules et répondu : « Que voulez-vous que je fasse ? Dès qu’il s’agit de paix, ou seulement d’armistice, je tombe dans le vide ; Trochu n’exerce aucune autorité ; il y a en France trois gouvernements qui ne sont d’accord sur aucun point ; il y a la délégation de Tours, la Défense nationale et la populace parisienne ; en réalité, c’est cette dernière qui est la maîtresse. Dans ces conditions, il est impossible au roi de déférer au désir dont l’empereur de Russie a bien voulu lui faire transmettre l’expression. »

« Trois gouvernements ! » Bismarck était modeste ; chaque département envahi avait le sien, représenté par ces fonctionnaires d’aventure que l’on avait ramassés à la buvette des Palais de Justice, dans le bureau de rédaction des journaux infimes, dans les brasseries, dans le cabinet des vétérinaires. La curée était scandaleuse, on dépeçait la France agonisante et l’on s’en partageait les lambeaux. Ces fruits secs en tout métier se considéraient comme des proconsuls investis de pleins pouvoirs ; tous ils étaient prêts à monter au Capitole, avant d’avoir « sauvé la patrie » ; tous ils étaient animés du même esprit et voulaient — en temps d’hostilités et d’invasion — faire prédominer l’élément civil sur l’élément militaire ; ils s’en allaient criant : « Plus de césarisme, plus de prétoriens ! » Les mieux férus en humanités disaient : Cedant arma togæ ! C’était un charivari où la bêtise le disputait à la violence.

Les plus intelligents parmi ces fantoches du jacobinisme, Challemel-Lacour[1] à Lyon, Frédéric Morin[2] en Saône-et-Loire, tous deux professeurs de philosophie démissionnaires pour refus de serment après le coup d’État du 2 Décembre, ignoraient les lois, ne connaissaient pas un seul rouage du mécanisme administratif, perdaient la tramontane devant la

  1. Challemel-Lacour (1827-1896). Collaborateur au Temps, fondateur de la Revue blanche. Préfet du Rhône en 1870. (N. d. É.)
  2. Morin (Frédéric), 1823-1874. Préfet de Saône-et-Loire (1870-1871). (N. d. É.)