Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/215

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pendant la bataille, alla trouver Jules Favre et lui dit que le résultat de la journée indiquait qu’il fallait ouvrir des négociations ; il ajouta ce mot si cruel dans sa sincérité : « Nos armées inexpérimentées ne sont bonnes qu’à forcer à la paix. » De son air le plus rogue, Jules Favre répondit : « Comme Kossuth, qui s’est retiré jusqu’à Debrezin, comme Juarès qui s’est retiré partout, nous ne traiterons pas et nous continuerons la guerre. S’il le faut, le gouvernement se transportera en Algérie. — Soit, monsieur le vice-président, mais par où passerez-vous ? » À propos de ce même combat de Champigny, Victor Hugo disait : « J’avais de la colère et du mépris pour les Prussiens ; pauvres gens ! après ce qui vient de leur arriver, je n’ai plus que de la pitié. »

L’année finissait et léguait à la France un terrible avenir. Quelques hommes que leur passion aveuglait se félicitèrent d’avoir vu la chute de l’Empire, comme si un tel accident pouvait compenser l’écrasement du pays. La haine sert mal et empoisonne jusqu’aux esprits d’élite. Vitet, qui fut député, membre de l’Académie française, écrivain recommandable, se souvint trop qu’il était inféodé au parti orléaniste, lorsque, dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1871, il dit : « L’Empire est tombé, comme il importait qu’il tombât ; pour n’avoir plus à tenter de renaître. Eh bien ! convenons-en, l’année qui a cet honneur de porter à son compte une telle délivrance, si meurtrière et si fatale qu’elle soit d’ailleurs, n’est pas une année stérile ; il ne faut la maudire qu’à demi et ne lui lancer l’anathème qu’en y mêlant une profonde gratitude. J’entrevois un temps, au milieu de nos tristesses, où, tout compte fait, tout bien pesé, croyez-moi, nous la bénirons. » Ce temps n’est pas encore venu.

Un an après le 2 janvier, après cette aurore qui nous avait promis tant de beaux jours de liberté, de sécurité et de prospérité glorieuses, en être tombé si bas que le souffle de la France ressemblait à un râle ! Paris n’a plus de viande ; il mange des rats, des chats, des chiens, de la charcuterie pourrie et des conserves avariées ; le cheval est devenu un aliment de luxe ; a-t-il encore du blé ? on en peut douter ; le pain est un mélange de son, d’orge, d’avoine, de paille, mal cuit, car voilà le bois qui va manquer. On a coupé les arbres, on a dépecé les bancs des promenades, on arrache