Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/246

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Comme un général vaincu qui va cacher sa honte loin de tous les yeux, Gambetta disparut ; il traversa les Pyrénées et alla demander à l’Espagne un repos dont on peut convenir qu’il avait besoin ; Lavertujon, en récompense de l’aide — peu utile — qu’il avait prêtée à Jules Simon, fut nommé ministre plénipotentiaire à La Haye, au grand scandale de la reine Sophie de Hollande, dont il avait publié une lettre trouvée dans les papiers ramassés aux Tuileries ; elle n’a jamais pardonné cette inconvenance à M. Thiers ; du moins elle me l’a dit. Jules Simon resta ministre de l’Instruction publique, — le meilleur peut-être que l’on ait jamais eu, — jusqu’au jour où M. Dupanloup, qui était Mgr d’Orléans, le mit en minorité à l’Assemblée nationale, sur la question des vers latins ; ce fut une bouffonnerie dont furent surpris les gens les mieux rompus aux facéties parlementaires. Ranc revint à Paris, Jean comme devant, exaspéré et soufflant la discorde ; il trempa dans la Commune, dont il fut membre, et qu’il abandonna, le 6 avril, lorsqu’il reconnut qu’elle était mort-née, écrasée dans l’œuf par la bêtise de ceux qui l’avaient suscitée et qui la dirigeaient. La défaite de Gambetta à Bordeaux assurait la victoire de M. Thiers, qui s’était prudemment tenu à l’écart, mais qui n’en fut pas moins le triomphateur dans cette échauffourée gouvernementale.

Depuis l’heure où Bismarck avait acquis la certitude que le Gouvernement de la Défense nationale répudiait les tentatives faites par Gambetta pour continuer la guerre, le ravitaillement de Paris s’était opéré avec régularité ; dès le 5 février, les vivres arrivèrent en abondance, et bien des gens purent manger à leur faim, pour la première fois depuis longtemps. Les élections se firent au jour stipulé par la convention d’armistice ; le 8 février 1871, la France vota librement, sans pression d’aucune sorte, mais écrasée sous le poids du désastre où elle avait failli périr. Au sortir de cet ouragan de misères et de dévastation, il y eut du recueillement et l’on fit pour le mieux. Le pays cherchait à se ressaisir et, à cette minute tragique de son histoire, c’est bien sa voix qui parla, c’est sa pensée qui fut exprimée. Chacun semblait s’être dit ce que M. de Serres écrivait à sa femme, le 26 octobre 1815 : « Nous subissons des conditions dures, mais enfin nous existons, et, si nous devions cesser d’exister, ce serait encore par notre faute. »