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sort semble se plaire à déjouer les combinaisons humaines, et toutes les ambitions qui, à plus d’un titre, avaient raison de ne se point modérer aboutirent à des déceptions. Ma grand-mère avait coutume de dire : « Il n’y a de prévu que l’imprévu. » Elle était née en 1774 et avait eu la princesse de Lamballe pour marraine ; elle est morte en 1849, sous la présidence du prince Louis Bonaparte ; l’expérience de sa vie lui avait enseigné qu’en politique il est sage de ne jamais compter sur rien.

À l’Assemblée nationale, dont les débats, pour ne pas dire les querelles, avaient lieu à Versailles, Thiers, tatillon, prolixe, roué comme un procureur, malin comme un Normand, pivotant sur lui-même pour faire plusieurs volte-face à la fois, jetant ses vieilles opinions par la fenêtre du pouvoir sous prétexte de faire la part du feu, avait fort à faire pour tenir tête aux trois partis qui formaient trois groupes principaux, où les nuances ne manquaient pas. Les légitimistes réclamaient la royauté de droit divin, les orléanistes voulaient la monarchie constitutionnelle, les républicains exigeaient qu’un vote solennel déclarât que la république était le gouvernement de la France. Les discussions, de plus en plus passionnées, devenaient d’une inconcevable violence. Au cours d’une harangue de Thiers, qui n’était point du goût de la droite, un député royaliste apostropha l’orateur et le traita de « vieux chameau ». Les représentants de la nation, irascibles, gonflés de rancune, grossiers, donnaient un spectacle désespérant, qui bien souvent a été renouvelé et même dépassé depuis cette époque.

Deux factions se réunissaient dans une haine semblable contre Thiers, qu’elles accusaient de les avoir trompées ; c’étaient celles qui siégeaient à droite et au centre, c’est-à-dire les légitimistes et les orléanistes, dont le branle était mené par le duc de Broglie, Buffet et le duc d’Audiffret-Pasquier. Leur projet avoué était de renverser Thiers et de ramener le comte de Chambord, auquel succéderait le comte de Paris. Dans la bataille que l’on allait engager, les combattants sérieux étaient les orléanistes ; les légitimistes servaient de comparses attentifs et bienveillants, mais ne voulaient point se mêler à la lutte, car leur principe — le principe de la légitimité — ne peut être soumis à la discussion : « Je suis, parce que je suis. »

Thiers n’ignorait aucun de ces projets ; il en riait derrière