Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prince Napoléon ; du moins celui-ci me l’a dit, en ajoutant : « C’était le seul moyen de faire tomber M. Thiers. » Le jour où il me fit cette confidence, je lui témoignai ma surprise de le voir chercher des alliés dans les classes violentes, ignorantes, prêtes à toute révolte ; il me répondit : « Vous ne comprenez rien à la politique ; c’est par ces gens que l’on arrive et c’est contre eux que l’on gouverne. »

Tout ceux qui ne voulaient plus de Thiers, qui croyaient avoir intérêt à son renversement, les bonapartistes, les légitimistes, les indifférents, mécontents du régime en vigueur, votèrent pour le candidat opposé au chef du gouvernement. Le dimanche 27 avril 1873, Charles de Rémusat obtint 135 028 voix contre 180 045 données à Barodet. Paris fut en liesse du bon tour qu’il venait de jouer au libérateur du territoire ; Thiers fut indigné, stupéfait et finalement se mit à pleurer. Le duc de Broglie, en apprenant le résultat du scrutin, dit : « Adieu paniers, vendanges sont faites. » En cette circonstance, comme en toutes celles qui furent analogues, les adversaires de la République ont agi de même. Dans chaque département où les partisans de l’Empire et de la Monarchie n’ont pu présenter un candidat offrant bonne chance à la fortune électorale, ils ont voté pour « les rouges ». Bien souvent, cette tactique m’a inspiré plus que de l’étonnement, et l’on m’a toujours répondu ce que le prince Napoléon m’avait dit : « Vous n’entendez rien à la politique. » Dieu en soit loué !

J’ai quelque peu insisté sur l’élection Barodet, parce qu’elle fut de conséquence grave ; elle entraîna la chute de Thiers, suivie de l’élévation du maréchal Mac-Mahon à la présidence de la République, de l’effondrement des menées légitimistes et de toutes les péripéties qui, par la pente naturelle où glissèrent les événements, nous ont conduits où nous sommes à cette heure (octobre 1888), à Floquet premier ministre et au général Boulanger prétendant, devenu le candidat universel, le candidat préféré de tous les opposants, qui vont renouveler en sa faveur la faute qu’ils ont commise, il y a quinze ans, sur le nom de Désiré Barodet. Il n’y a pas en France que les émigrés qui n’aient rien appris, ni rien oublié.

L’Assemblée, prorogée depuis le 5 avril, était en vacances ; on s’était concerté dans le huis clos des salons ; on s’était mis d’accord sur les noms ; on savait qui serait ministre, qui serait