Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/298

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chef du pouvoir exécutif ; on avait désigné les ambassadeurs à remplacer ; on allait entrer de nouveau dans le provisoire, mais dans un provisoire limité, qui bientôt s’effacerait devant une œuvre définitive ; la chute de Thiers n’était qu’un prologue, une sorte de lever de rideau, qui précéderait de bien près la grande pièce intitulée : Le Roi légitime, ou la troisième Restauration.

On avait mis les fers au feu et l’on était résolu à ne les point laisser refroidir. Le 19 mai 1873, l’Assemblée se réunissait ; le 24, dans la soirée, Thiers avait donné sa démission. Il n’avait pas été sans inquiétude sur le résultat du complot — c’en était un — qui cherchait à le mettre dehors ; mais en établissant un calcul de probabilités, en faisant des pointages avec son vieil ami Barthélemy-Saint-Hilaire, il s’était frotté les mains, selon son habitude lorsqu’il était joyeux, car il avait découvert une majorité assurée de douze voix en sa faveur. Ces douze voix, il les connaissait, il les nommait, il les appréciait ; de toutes celles sur lesquelles il pouvait compter, c’étaient les plus fidèles ; à la minute décisive, elles résonneraient comme les trompettes de Josué, et la Jéricho de l’opposition s’écroulerait.

Dès le jour de la première séance, un projet d’interpellation fut déposé sur la nécessité de faire prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice. La discussion fixée au 23 mai fut conduite avec hauteur et âpreté par le duc de Broglie ; le lendemain 24, Thiers répondit par un discours où il mit tout ce qu’il avait d’éloquence et d’adresse ; peine perdue ; il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ; on s’en tint aux résolutions arrêtées en commun ; on était à un poste de combat et l’on resta dévoué à la consigne reçue. Lorsque les débats furent clos, chacun des deux partis triomphait mentalement, car chacun avait fait son pointage et y avait trouvé une promesse de victoire. Thiers fut battu. L’ordre du jour de ses adversaires fut voté par 360 voix contre 344. Seize voix de majorité lui signifiaient son congé. Les douze voix sur lesquelles, dans ses prévisions, il s’appuyait avec confiance, avaient passé à l’ennemi ; c’étaient celles dont disposait un député nommé Target. À neuf heures du soir, Thiers envoya sa démission à Buffet, président de l’Assemblée nationale, qui, dans ces deux séances décisives dont le « cérémonial » avait été réglé d’avance, avait été un