Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/97

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personnages qui faisaient ce laid métier et j’ai été bien surpris. J’ai tout lieu de croire que plusieurs d’entre eux ont conservé sous la République les habitudes qu’ils avaient sous l’Empire.

Piétri me raconta qu’il avait été appelé aux Tuileries par l’Impératrice elle-même, qui, sous prétexte de lui demander des renseignements, l’avait éloigné de la préfecture où sa vie pouvait être en danger. Il savait qu’elle avait quitté le palais ; il pensait qu’elle était cachée à Paris même, probablement à l’ambassade d’Italie, ou à l’ambassade d’Autriche ; à cet égard, il en était réduit aux conjectures. Il désirait lui faire savoir qu’il se tenait à ses ordres et qu’il était prêt à se rendre auprès d’elle, afin de pourvoir à son départ et de l’accompagner dans sa fuite, si elle y consentait. Il me demanda d’aller chez Nigra, l’ambassadeur d’Italie, le prier de faire faire la commission à celle qu’il considérait toujours comme sa souveraine. Nigra était chez lui, aux Champs-Élysées, dans l’ancien hôtel de la comtesse Le Hon, qu’il habitait. Nous nous connaissions de longue date, nous avions souvent chassé ensemble, et il existait entre nous de la familiarité, plutôt que de l’intimité. Sa belle prestance, son joli visage, son regard conquérant, son éloquence trop préparée, la finesse qui lui tenait lieu d’esprit, l’air important qu’il affectait dans certaines circonstances me laissaient peu d’illusion sur sa valeur intime ; il me paraissait de ceux dont on dit : « Je ne lui donnerais pas mon petit doigt à mordre » ; et, en fait, je ne le lui ai jamais donné.

J’expliquai à Nigra le motif de ma visite ; il me remercia et me répondit textuellement : « Si nous avons besoin de Piétri, je vous ferai prévenir. » Je lui fournis toutes les indications nécessaires pour parvenir jusqu’à moi, à quelque heure que ce fût de la nuit, et je me retirai, après avoir échangé avec lui, qui avait pris ses airs de paladin, une poignée de main où il mit « toute son âme ». Rentré près de Piétri, je lui rendis compte de l’entrevue. Il m’écouta, ébaucha un sourire plein de tristesse et d’ironie. « Il ne sait pas où elle est. » Je fis un bond ; quoi ! cet Amadis, ce chevalier langoureux, cet ensorcelé d’amour, ignorait, en tel péril, ce que devenait la dame de ses pensées ! Piétri secoua la tête : « Il ne s’en doute pas. » Je regimbai plus fort et m’écriai : « C’est impossible ! » J’étais un niais ; Piétri avait raison ; Nigra ne savait pas où était l’Impératrice. Ce qui