Page:Du halde description de la chine volume 2.djvu/761

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Il y a près de cent ans[1] que l’empire, à proprement parler, n’a point eu de guerre. Aussi dit-on des merveilles de ce gouvernement pacifique. Dans le fond pourtant ce n’est qu’un beau nom. Réellement il s’en faut bien que le corps de l’État ne soit sain et tranquille. Il y a de l’agitation et de l’inquiétude, qui le font souffrir, et le mettent même en danger : mais on n’en voit point les principes. Il n’y a ni inondations ni sécheresses. Les peuples cependant se plaignent, gémissent, et murmurent, comme dans les plus grandes stérilités. Il n’y a point de rebelle qui ait entamé l’empire, et qui en partage les revenus ; ces revenus cependant paraissent ne pas suffire. Il n’y a point à la cour de favori trop accrédité, qui abuse de son pouvoir. Cependant on ne voit point régner entre le prince et les premiers officiers, cette belle correspondance si essentielle au gouvernement : et conséquemment dans tout l’empire, on ne voit point que les magistrats et les peuples s’aiment. Les barbares du voisinage n’ont pas fait depuis bien du temps, la moindre irruption sur nos terres. Cependant en divers endroits de nos provinces on remarque assez fréquemment de l’alarme. Oui, je le répète, voilà aujourd’hui où nous en sommes ; et rien, à mon avis, de plus embarrassant et de plus fâcheux.

Un médecin visite des malades ordinaires : il leur tâte le pouls ; il examine et leurs visages, leurs gestes, leurs voix. Suivant les règles de l’art et l’expérience qu’il a, il décide si le mal vient du froid, du chaud, ou du conflit de l’un et de l’autre. Il a ses règles pour cela, rien ne l’embarrasse. Mais on lui présente un malade d’une autre espèce. C’est un homme qui, sans aucune cause apparente, sent cependant qu’il est mal. Il mange, il boit, il agit même à peu près comme à l’ordinaire : et quand on lui demande où est son mal, il ne peut le dire : son pouls n’est pas d’un homme sain ; mais il n’a aussi rien de bien marqué. Si le médecin qui voit ce malade, est un médecin du commun, il dira, bagatelle, ce n’est rien. Si c’est un Pien tsi[2] ou un Tsang kong, il sera surpris et alarmé. Il sentira qu’un mal de cette nature a de profondes racines, et qu’autant qu’il est difficile de les découvrir, autant sera-t-il difficile de les extirper. Il concevra que les remèdes ordinaires n’y pourront rien, et il pensera sérieusement à la manière de traiter un tel malade.

Je vois aujourd’hui nos lettrés, qui rappelant plusieurs traits de l’histoire des Han et des Tang, et les enfilant le mieux qu’ils peuvent avec des textes de nos anciens livres, en composent des mémoriaux avec soin. Ils croient par là remédier aux maux du temps. Mais ils sont, à mon sens, bien loin de leur compte. Nos maux sont de telle nature que je n’y vois qu’un remède : c’est que le prince chef de l’État, se secouant lui-même, pour ainsi parler, et se réveillant de l’assoupissement où il est, fasse sentir à

  1. Ce mémoire de Sou che est antérieur à la pièce précédente. J’ai déjà averti que dans le livre d’où l’on tire ces pièces, on ne suit pas exactement l’ordre dans lequel elles ont été faites.
  2. Deux célèbres médecins dans l’antiquité.