Page:Du halde description de la chine volume 2.djvu/784

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gagnait et qu’elle passât constamment pour vérité, voici quelles en seraient les étranges suites.

Un juge aurait-il ou absous un scélérat, ou condamné un innocent reconnu pour tel ? Si on l’en voulait punir selon les lois, il n’aurait qu’à opposer aux lois, ce prétendu ming, destin des sectaires. Plus de tyrannie à détester dans les Grands ; plus d’oppression à plaindre dans les petits, plus de raison de louer Yao et Chun ni de blâmer Kié et Tcheou. Chacun en son temps a son Ming ou destin, chacun le suit. Hélas ! que peut-on imaginer de plus absurde ? Je demande à nos astrologues, si Yao et Chun étaient nés au temps que naquirent Kié et Tcheou ; les deux premiers auraient-ils été méchants et cruels comme l’ont été les deux derniers ? Au contraire si Kié et Tcheou étaient nés quand naquirent Yao et Chun, auraient-ils été bons et vertueux ? Oseraient-ils en venir jusqu’à avancer cette absurdité ? Cependant s’ils n’osent le faire, à quoi fixent-ils donc ce prétendu Ming ou destin, dont dépend, disent-ils, la vie et la mort des hommes, la ruine ou la prospérité des empires ?

Supposons encore une fois que tout le monde ajoute une foi pleine et entière aux discours de ces charlatans. Un fils, sans se remuer, verra son père entre les mains d’un scélérat prêt à l’égorger : le Ming ou destin de mon père est tel ou ne l’est pas, pourra-t-il dire. Le sujet en dira autant, en voyant tuer son prince. Et s’ils en usent autrement, il faudra dire dans notre supposition, que leur conduite dément une vérité supposée constante, et universellement reconnue pour telle, et conséquemment qu’ils sont blâmables. Quelle horrible conséquence !

Pour moi, je distingue deux sortes de ming ; un, qu’il a plu aux sectaires d’appeler ainsi, auquel ils attachent notre sort indépendamment de nous : il n’est ni bon ni possible de le connaître. Un autre ming, qui dépend de nous : c’est de celui-là qu’il faut s’instruire. Cela est utile et même nécessaire. Par exemple dans un empire tranquille et bien gouverné, je me soutiens et m’avance par ma bonne conduite et par ma vertu. Mon ming est alors d’être dans l’honneur et dans l’abondance ; mais ce ming n’est pas indépendant de moi. L’État au contraire est dans le trouble et mal gouverné : j’y soutiens avec courage, par mes discours et par mes actions la sagesse et la vertu qu’on opprime. Il m’en coûte ma fortune. Je vis et je meurs dans l’indigence sans jamais me démentir, c’est alors que mon ming dépend de moi. Tout homme qui naît doit mourir : qu’on meure tôt qu’on meure tard, mourir, c’est cesser de vivre : cela est commun à tous les hommes. Vivre ou mourir, dit-on, c’est ming. Vivre dans l’honneur et dans l’abondance, ou vivre dans l’indigence et dans l’oubli ; c’est aussi ming ; soit : mais on peut vivre et mourir bien ou mal. Je ne veux ni vivre mal, ni mal mourir ; c’est à quoi je suis attentif, c’est mon devoir ; et c’est le seul ming, dont je dois me mettre en peine.

Il en est de même à proportion des richesses, des honneurs, de l’indigence, et de l’oubli. Ils peuvent venir par de bonnes ou de mauvaises voies. A quoi va mon attention ? C’est qu’ils ne soient jamais le fruit d’un crime,