Page:Dujardin - Les Lauriers sont coupés, 1887, RI.djvu/31

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chambre ; les deux bougeoirs en cigognes à doubles branches ; allumons ; voilà… Qu’est-ce que je vais faire ? La chambre ; le blanc du lit dans le bambou, à gauche, là, à gauche de moi ; et la tenture d’ancienne tapisserie au-dessus du lit, les dessins rouges, vagues, estompés, bleus violacés, atténués, un nuancement noirâtre de rouge noir et de bleu noir, une usure de tons ; au cabinet-de-toilette est nécessaire un paillasson neuf ; j’en choisirai un au Bon-marché ; avenue de l’Opéra ce vaut autant et ce m’accomode mieux. Je vais faire ma toilette. À quoi bon ? je ne dois pas rester chez Léa, je dois revenir ici ; qui sait pourtant ce qui peut arriver ; qui sait comment se peuvent tourner les choses, ce que peut amener l’occasion. Ah, quand sera le jour de notre amour ! N’importe ; je ferai ma toilette ; j’ai le temps, et plus que de nécessaire ; en vingt minutes je serai chez elle ; inutile que je me hâte ; la température est très belle ce soir, tiède, douce ; toute une joie qui s’annonce ; dans la voiture nous causerons ; pendant qu’en la voiture, les deux, par les rues ombrées, nous roulerons, sous le ciel clair, l’air tiède et doux, l’atmosphère joyeuse ; le beau soir ! Si j’ouvrais la fenêtre ? oui ; grande je l’ouvre ; la nuit mi-obscure ; nuit blanchie des premières étoiles ; demies ombres indistinctes ; nuit claire ; derrière moi est la chambre, le reflet des bougies, l’air plus lourd des chambres, l’air moiteux des intérieurs pesants ; je suis appuyé au balcon, incliné sur l’espace ; je respire largement le soir ; vaguement je regarde le beau dehors ; le beau, l’ombré, le mélancolique, le gracieux lointain de l’air ; la beauté des nocturnités ; le ciel gris et noir en très confus bleutements ; et les points des étoiles, comme des gouttes, qui trépident, les aquatiques étoiles ; le blanchîment, en tout l’alentour, des grands cieux ; là, les masses des arbres et, plus loin, les maisons, noires, avec des fenêtres illumi-