Page:Dujardin - Les Lauriers sont coupés, 1887, RI.djvu/88

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— « J’avais une heure à perdre avant venir ; je suis resté à la maison. »

— « À quoi faire ? »

— « Pas grand chose ; j’ai écrit un peu. »

Or la belle nuit, à la croisée, sur le jardin et les arbres, les grands arbres devant ma croisée, le jardin toujours désert et sans fleurs, grandiose, et ce parfum de nuit qui me vient des croisées ouvertes ; ainsi, traversant les rues vides et les boulevards bruyants, la même nuit, avec l’orgue-de-Barbarie et les refrains connus, si doux dans l’ombre… le dirai-je à Léa ?

— « Venant chez vous ce soir, j’ai été poursuivi par un orgue-de-Barbarie qui remplissait mon chemin de gémissements. »

— « Vous aimez pourtant la musique. »

— « Plus que jamais, mais moins que vous. »

Ses lettres… Léa d’Arsay prie monsieur Daniel Prince… à quoi bon Léa saurait-elle que j’ai relu ses lettres ? pour le moins elle se moquerait ; et que lui dire de ses tristes lettres ? et mes projets, encore renouvelés, de lui sacrifier mon désir ! peut-être qu’elle avait raison, et qu’il est rare, l’homme qui aime, et que jamais elle ne fut aimée ; moi non plus donc ne l’aimerais-je ? hélas, que je l’aime peu, que peu je l’aime, moi qui m’efforce à l’amour ; et tâchons si le sacrifice pourrait exalter un amour.

— « Vous avez eu » reprend-elle « une très belle journée. »

— « Une plus belle soirée, malgré l’horrible inconvenance d’un assoupissement communiqué. »

Elle rit.

— « Et, pour finir, une délicieuse promenade en voiture, avec une jeune femme très charmante mais si mauvaise. »

Était-elle, en effet, mauvaise ! et le monsieur qui nous suivait sur le boulevard ; la butte Montmartre visible