Page:Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
183
IMIRCE OU LA FILLE DE LA NATURE

Je demandai au gueux comment il avait gagné la tendresse de cette jolie fille, dont la décence et la sagesse faisaient notre admiration. « Madame, les bons cœurs sont faits pour s’aimer ». — « Ah ! dit Lucrèce en l’interrompant, son cœur est encore meilleur que le mien ; il est si bon ! S’il avait la tête comme le cœur, il serait admirable ; mais c’est un crâne, il ne songe ni à la veille ni au lendemain ; il est si bête, si distrait, si étourdi, qu’il ne sait ce qu’il dit, ce qu’il fait, ni ce qu’il écrit ; il barbouille dans une journée une brochure ; elle marche comme elle peut ; il ne prend pas la peine de la relire, il s’ennuie partout où il n’est pas, c’est le vrai portrait de l’occasion ». — « Mon ami, dis-je au mendiant, il faut songer à ta réputation. — Qu’est-ce que la réputation ? — C’est la bonne odeur de la renommée. — Hélas ! répondit-il, un gueux peut-il sentir bon ? — Tiens, au lieu de faire deux ou trois brochures, n’en fais qu’une bonne : — Cela est faisable à Paris pour un auteur qui a son dîner assuré chez un grand, un habit et des hauts-de-chausses chez un fermier quand on habille la livrée. Un auteur avec des chausses honnêtes a le temps de méditer, de limer son ouvrage. Marmontel, à qui l’État a donné quatre mille livres, pour avoir fait une tragédie enterrée, il y a quelques années, arrange géométriquement des logogriphes dans le Mercure, est obligé de donner du bon ; malgré ces quatre mille francs, le pauvre garçon a de la peine comme un autre ».