Page:Duliani - La ville sans femmes, 1945.djvu/148

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
146
LA VILLE SANS FEMMES

trompes des autos, de ne pas pouvoir m’asseoir au restaurant, discuter, parler…

J’ai tant lutté, jusqu’ici, pour garder dans mon souvenir la forme physique de ton corps. Et pourtant, il y a des jours où tu deviens si vague dans mon esprit !

Et voilà, maintenant, que tu réapparais toute vivante devant mes yeux, avec ta chair tentante, tes lèvres offertes à mes baisers, tes bras ouverts pour m’accueillir avec cette caresse de la femme aimante « qui a la douceur d’une aile ».

Un prisonnier sort de la cuisine. C’est un Allemand. Il est grand, fort, il marche, d’un pas calme, droit, tranquille.

En le voyant passer, je me dis que lui est ici dans la même condition que moi, depuis bien plus longtemps que moi, presque dix mois. Il devrait partager mon impatience, ressentir ma nervosité.

Pourquoi n’essaierais-je pas de l’imiter ?

Nietzche — un Allemand, lui aussi, au fait — a dit que les grands stoïques sont de grands émotifs qui se sont rendus insensibles pour ne point souffrir trop. Le système est simple. Je vais annihiler ma sensibilité. Je ne souffrirai plus. Et puisqu’en moi il n’y a que toi, c’est toi que je vais chasser. Je vais ainsi me délivrer de la torture de ton amour. T’effacer de ma mémoire. Te tuer, en quelque sorte, pour ne plus te porter en moi.

Et puis, si l’on a fait de moi un mort vivant, autant que je reste parmi les morts. Tu n’es plus qu’une veuve… Tu as déjà le droit de me remplacer…