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LA VILLE SANS FEMMES

table pharmacie. Avec cette différence qu’ici les clients n’en ont jamais assez.

Dans la vie courante, si quelqu’un entre chez le pharmacien et demande deux comprimés, il s’entend répondre :

— C’est dix cents les deux. Si vous en achetez quatre, cela ne vous coûtera que quinze sous.

Mais le client n’en démord pas :

— Merci, j’en ai assez de deux.

Au contraire ici, si on donne à un client les deux comprimés qu’il a demandés, il s’étonne :

— Comment ? Seulement deux ?

— Dame, c’est ce que vous avez demandé.

— Je le sais, mais vous auriez pu m’en donner quatre du moment que vous y étiez. Il ne faut pas être chiche.

Ce qui crée la différence, bien entendu, c’est qu’ici on ne paye pas. D’où, pour moi, l’obligation d’être avare et de ne pas trop écouter le client qui se plaint d’avoir « mal » à la « tête », à la « gorge » et « partout »…

Il y en a qui sont de véritables artistes.

Un matin, trois marins hongrois portent à l’hôpital un petit bonhomme au visage rusé qui se tord en se plaignant de douleurs au pied droit, qu’il ne peut, dit-il, « même pas poser à terre ». Je le fais attendre dans la salle du dispensaire. Resté seul, le petit renard, ignorant que je le surveille par une fente de la porte, se déchausse vivement et regarde attentivement ses deux pieds. Puis je l’entends murmurer :

— Le pied gauche fera l’affaire.

Je le laisse faire et il joue si bien la comédie qu’à la