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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

commissaire du roi était plus longue que ne l’avait été celle du tribun du peuple ; la tragédie avait deux mille quatre cents vers.

Lorsque ce monsieur m’aperçut, il comprit qu’on venait lui arracher sa victime ; il se cramponna à la baignoire, en criant : — Il n’y a plus que deux actes, monsieur, il n’y a plus que deux actes !

— Deux coups d’épée, deux coups de couteau ; choisissez parmi les armes qui sont ici, et il y en a de tous les pays ; choisissez celle qui coupe le mieux et égorgez-moi tout de suite.

— Monsieur, le gouvernement vous a nommé commissaire du roi, c’est pour entendre ma pièce ; il est dans vos attributions d’entendre ma pièce, et vous entendrez ma pièce.

— Eh ! voilà mon malheur ! Mais vous et vos pareils, monsieur, vous serez cause que je partirai, que je quitterai la France ; j’irai, s’il le faut, en Égypte, je remonterai les sources du Nil jusqu’à la Nubie, et je vais chercher mon passeport.

En ce moment, Taylor fit un mouvement pour s’élancer hors du bain. Le monsieur lui mit la main sur l’épaule, et le força de reprendre la position horizontale qu’il occupait d’abord dans sa baignoire.

— Vous irez en Chine, si vous le voulez ; mais vous irez après avoir entendu ma pièce. —

Taylor poussa un profond gémissement, comme un athlète vaincu, me fit signe de passer dans la chambre à coucher, et pencha avec résignation sa tête sur sa poitrine ; le monsieur continua.

La précaution qu’il avait prise de mettre une porte entre lui, son lecteur et moi, était inutile, et je ne perdis pas un mot des deux derniers actes d’Hécube. Dieu est grand et miséricordieux, qu’il fasse paix à son auteur !

Le bain avait profité de la lecture de la pièce pour refroidir, et Taylor rentra dans sa chambre à coucher tout grelotant ; j’aurais donné un mois de mes appointements pour qu’il trouvât son lit bassiné.

Et cela est concevable ; on conviendra qu’un homme à moitié gelé, et qui vient d’entendre cinq actes, ne se trouve naturellement pas dans une situation d’esprit bien favorable pour en écouter cinq autres : je jouais véritablement de malheur.

— Mon Dieu ! monsieur, lui dis-je, je tombe dans un bien mauvais moment, et je crains que vous ne soyez guère disposé à m’entendre, du moins avec l’indulgence dont j’aurais besoin.

— Oh ! monsieur, je ne dis pas cela pour vous, me répondit Taylor, car je ne connais pas encore votre ouvrage ; mais comprenez-vous quel supplice cela est d’entendre, tous les jours que Dieu fait, de semblables choses ?…

— Tous les jours ?…

— Et plutôt deux fois qu’une. Tenez, voilà mon bulletin pour le comité d’aujourd’hui ; voyez, on nous lit un Épaminondas. —

Je poussai un profond soupir : ma pauvre Christine était prise entre deux feux croisés classiques.

— Monsieur le baron, repris-je, si vous voulez que je revienne un autre jour ?

— Non, non ; pendant que j’y suis, j’aime autant…

— Eh bien ! je vais vous lire un acte seulement, et si cela vous fatigue ou vous ennuie, vous m’arrêterez.

— Vous avez plus de compassion que vos confrères ; c’est déjà bon signe… Allez, je vous écoute. —

Je tirai, tremblant, ma pièce de ma poche : elle formait un volume effrayant ; Taylor jeta les yeux dessus avec une espèce d’effroi instinctif. — Ah ! monsieur, me hâtai-je de lui dire, allant ainsi au-devant de sa pensée, le manuscrit n’est écrit que d’un côté !… —

Il respira.

Je commençai. J’avais la vue si troublée que je ne voyais rien, la voix si tremblante que je n’entendais pas moi-même ce que je disais. Taylor me rassura avec bonté : j’achevai tant bien que mal mon premier acte.

— Eh bien ! continuerai-je, monsieur ? lui dis-je d’une voix faible et sans oser lever les yeux.

— Oui, oui ; allez, répondit-il ; c’est bien, c’est très-bien.

Je me repris à la vie, et je lus mon deuxième acte avec plus de courage que l’autre. Lorsque j’eus fini, Taylor fut le premier à me demander le troisième, puis le quatrième, puis le cinquième. J’avais grande envie de l’embrasser. Il en fut quitte pour la peur.

La lecture achevée, Taylor sauta à bas de son lit.

— Vous allez venir au Théâtre-Français avec moi, me dit-il.

— Quoi faire ?