Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/373

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épais que ceux-ci, des murs qui étouffent les cris, éteignent les sanglots, absorbent l’agonie : le prêtre sort le premier, et le bourreau ensuite : puis, lorsque le lendemain le guichetier entre dans la prison, il remonte tout effrayé, disant que le condamné, à qui on avait eu l’imprudence de laisser les mains libres, s’est étranglé lui-même, preuve qu’il était coupable.

BURIDAN.

Je vois que nous avons même franchise, Marguerite, je t’avais dit mes projets et tu me dis les tiens.

MARGUERITE.

Tu railles, ou plutôt tu veux railler ; ton orgueil se révolte de ma victoire ; tu voudrais me laisser croire que tu as quelque moyen de m’échapper pour tourmenter mon sommeil ou mes plaisirs ; mais, non, non, ton sourire ne me trompe pas, les damnés rient aussi pour faire croire à l’absence de la douleur ; non, tu ne peux m’échapper, n’est-ce pas ? C’est impossible, tu es bien lié, ces murs sont bien épais, ces portes bien solides ; non, non, tu ne peux pas m’échapper, et je m’en vais. Adieu ; Buridan, as-tu quelque autre chose à me dire ?

BURIDAN.

Une seule.

MARGUERITE.

Parle.

BURIDAN.

C’est un souvenir de jeunesse que je veux te raconter. En 1293, il y a vingt ans de cela, la Bourgogne était heureuse, car elle avait pour duc bien-aimé Robert II. (Ne m’interromps pas et accorde dix minutes à celui pour qui va s’ouvrir l’éternité.) Le duc Robert avait une fille, jeune et belle, l’enveloppe d’un ange, et l’âme d’un démon : on l’appelait Marguerite de Bourgogne. (Laisse-moi achever.) Le duc Robert avait un page, jeune et beau, au cœur candide et croyant, aux cheveux blonds et au teint rosé ; on l’appelait Lyonnet de Bournonville. Ah ! tu écoutes avec plus d’attention, ce me semble ! Le page et la jeune fille s’aimèrent ; celui qui les aurait vus tous deux à cette époque et qui les reverrait maintenant ne les reconnaîtrait certes plus ; et peut-être, s’ils se rencontraient, ne se reconnaîtraient-ils pas eux-mêmes.

MARGUERITE.

Où va-t-il en venir ?

BURIDAN.

Oh ! tu vas voir, c’est une histoire bizarre. Le page et la jeune fille s’aimèrent donc à l’insu de tout le monde ; chaque nuit, une échelle de soie conduisait l’amant dans les bras de sa maîtresse, et chaque nuit la maîtresse et l’amant prenaient rendez-vous pour la nuit suivante. Un jour, la fille du duc Robert annonça en pleurant à Lyonnet de Bournonville qu’elle allait être mère.

MARGUERITE.

Grand Dieu !

BURIDAN.

Aide-moi à changer de place : Marguerite, cette position me fatigue. — (Marguerite l’aide ; Buridan riant :) Merci ; où en étais-je, Marguerite ?

MARGUERITE.

La fille du duc allait être mère.

BURIDAN.

Ah ! oui, c’est cela. Huit jours après, ce secret n’en était plus un pour son père, et le duc annonça à sa fille que le lendemain les portes d’un couvent s’ouvriraient pour elle, et, comme celles du tombeau, se refermeraient sur elle pour l’éternité. La nuit réunit les deux amants. Oh ! ce fut une nuit affreuse ! Lyonnet aimait Marguerite comme Gaultier t’aime ; nuit de sanglots et d’imprécations ! Oh ! la jeune Marguerite, oh ! comme elle promettait d’être ce qu’elle a été !

MARGUERITE.

Après, après !

BURIDAN.

Ces cordes m’entrent dans les chairs et me font mal, Marguerite. — (Marguerite coupe les cordes qui lui lient les bras ; il la regarde faire en riant.) Elle tenait un poignard comme tu en tiens un, la jeune Marguerite, et elle disait : Lyonnet, Lyonnet, si d’ici à demain mourait mon père, il n’y aurait plus de couvent, il n’y aurait plus de séparation, il n’y aurait que de l’amour. Je ne sais comment cela se fit, mais le poignard passa de ses mains dans celles de Lyonnet de Bournonville, un bras le prit, le conduisit dans l’ombre, le guida comme à travers les détours de l’enfer, souleva un rideau, et le page armé et le duc endormi se trouvèrent en face l’un de l’autre. C’était une noble tête de vieillard, calme et belle, que l’assassin a revue bien des fois dans ses rêves, car il l’assassina, l’infâme ! mais Marguerite, la jeune et belle Marguerite n’entra point au couvent, et elle devint reine de Navarre, puis de France : le lendemain, le page reçut par un homme nommé Orsini une lettre et de l’or ; Marguerite le suppliait de s’éloigner pour toujours ; elle disait qu’après leur crime commun ils ne pouvaient plus se revoir.

MARGUERITE.

Imprudente !

BURIDAN.

Oui, imprudente ! n’est-ce pas ? car cette lettre, tout entière de son écriture, signée d’elle, reproduisait le crime dans tous ses détails et dans toute sa complicité. Marguerite la reine ne ferait plus maintenant ce qu’a fait Marguerite la jeune fille, n’est-ce pas, imprudente ?