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LE PRINCE.

Et cela aurait pu brouiller l’Angleterre avec le Danemark… Mesdames, il faudra vraiment fêter cet événement qui empêche la guerre à l’étranger… et qui ramène la paix à l’intérieur.

AMY.

Étions-nous donc menacés d’une révolution ?…

LE PRINCE.

Comment, mais… nous étions en état permanent de guerre civile… matrimonialement parlant, il n’y avait plus ni mari qui osât répondre de sa femme, ni amant de sa maîtresse… c’est une fortune pour la morale publique, et je ne m’étonnerais pas que la moitié de Londres fût illuminée ce soir.

AMY.

Était-ce donc vraiment un homme si fort à craindre ? et serait-il vrai que certaines grandes dames ont eu la bonté, vraiment inouïe, de l’élever jusqu’à elles ?

LE PRINCE.

Oh ! c’est une erreur ! elles ne l’ont point élevé jusqu’à elles, elles sont seulement descendues jusqu’à lui… ce qui est fort différent, ce me semble.

ELENA, à part.

Que je souffre ! mon Dieu ! que je souffre !

LE COMTE.

Oh ! c’est vraiment fort drôle, et il n’y a qu’en Angleterre qu’on voit de ces choses-là.

LE PRINCE.

Prenez garde, mon cher comte… les ambassadeurs sont à moitié naturalisés.

ELENA.

Monseigneur…

LE PRINCE.

Oh ! pardon, madame la comtesse…

AMY.

Et vous croyez, monseigneur, que la nouvelle est vraie ?

LE PRINCE.

Si je le crois, c’est-à-dire que je parie qu’à cette heure Kean est sur la route de Liverpool.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Kean.

ELENA, étonnée.

Monsieur Kean !

AMY, étonnée.

Monsieur Kean !

LE COMTE, étonné.

Monsieur Kean !

LE PRINCE.

Ah ! voilà qui se complique, par exemple.

LE COMTE.

Faites entrer.


Scène V.

 

Les mêmes ; KEAN.
KEAN, avec les manières les plus fashionables.

Milady, mylord… j’ose espérer que vous voudrez bien excuser la contradiction qu’il y a entre ma lettre et ma conduite ; mais une circonstance inattendue est venue tout à coup changer des projets arrêtés, et m’a fait un devoir, une loi de la démarche que j’accomplis en ce moment. — (Se retournent vers le prince.) Son Altesse daignera-t-elle recevoir mes hommages ?

LE COMTE.

J’avoue que je ne comptais plus sur vous, monsieur. D’abord à cause du refus que contenait cette lettre que je viens de recevoir ; ensuite à cause des bruits étranges qui se sont répandus aujourd’hui sur votre compte.

KEAN.

Ce sont précisément ces bruits qui m’amènent chez vous, monsieur le comte, car ces bruits, tout exagérés qu’ils peuvent être, ont cependant une certaine consistance : oui, miss Anna est venue chez moi, mais ne m’y ayant pas trouvé, elle y a laissé cette lettre. L’espion qui l’avait vue entrer n’aura pas eu la patience d’attendre sa sortie, voilà tout… Mais comme la réputation de miss Anna est compromise, je n’ai point trouvé de meilleur moyen de vous remercier de la gracieuse invitation que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer, qu’en vous choisissant, monsieur le comte, pour faire entendre à Londres sa justification et la mienne… honneur pour honneur…

LE COMTE.

Votre justification, monsieur ! vous êtes innocent ou vous êtes coupable… Si vous êtes innocent, un démenti formel donné par vous suffira.

KEAN.

Un démenti formel donné par moi suffira, dites-vous ? oh ! monsieur le comte, croyez-vous donc que je ne sache pas les calomnies auxquelles notre position exceptionnelle nous expose ? Un démenti donné par l’acteur Kean sera suffisant pour les artistes qui savent l’acteur Kean homme d’honneur, mais il n’aura aucun poids auprès des gens du monde, qui ne le connaissent que pour un homme de talent. Il faut donc que ce démenti lui soit donné par une bouche qu’ils ne puissent récuser… par une personne dont la haute position et la réputation sans tache commandent la confiance et le respect… par madame la comtesse, par exemple… et elle pourra le faire hardiment, si elle daigne jeter les yeux sur cette lettre.