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KEAN.

Mourir… vous si jeune… si belle ! et pourquoi vouliez-vous mourir ?

ANNA.

Ce n’était point moi qui voulais quitter la vie, c’était Dieu qui semblait m’avoir condamnée. Une mélancolie profonde, un dégoût amer de l’existence, s’étaient emparés de moi… mon corps manquait de force, ma poitrine d’air, mes yeux de lumière, j’éprouvais l’impossibilité de vivre, et je sentais que j’étais entraînée vers la mort, sans secousse, sans douleurs, sans crainte même, car je n’éprouvais nulle envie de vivre… je ne désirais rien… je n’espérais rien… je n’aimais rien. Mon tuteur avait consulté les médecins les plus habiles de Londres, et tous avaient dit que le mal était sans remède, que j’étais attaquée de cette maladie de nos climats contre laquelle toute science échoue. Un seul d’entre eux demanda si, parmi les distractions de ma jeunesse, le spectacle m’avait été accordé. Mon tuteur répondit qu’élevée dans un pensionnat sévère, cet amusement m’avait toujours été interdit… Alors il le lui indiqua comme un dernier espoir… Mon tuteur en fixa l’essai au jour même ; il fit retenir une loge, et m’annonça après le dîner que nous passions notre soirée à Drury-Lane ; j’entendis à peine ce qu’il me disait. Je pris son bras lorsqu’il me le demanda, je montai en voiture… et je me laissai conduire comme d’habitude, chargeant en quelque sorte les personnes qui m’accompagnaient de sentir, de penser, de vivre pour moi… J’entrai dans la salle… Mon premier sentiment fut presque douloureux… toutes ces lumières m’éblouirent, cette atmosphère chaude et embaumée m’étouffa… tout mon sang reflua vers mon cœur et je fus près de défaillir… mais en ce moment je sentis un peu de fraîcheur, on venait de lever le rideau. Je me tournai instinctivement, cherchant de l’air à respirer… c’est alors que j’entendis une voix… oh !… qui vibra jusqu’au fond de mon cœur… tout mon être tressaillit… Cette voix disait des vers mélodieux comme jamais je n’en avais entendu… des paroles d’amour comme je n’aurais jamais cru que des lèvres humaines pussent en prononcer… Mon âme tout entière passa dans mes yeux et dans mes oreilles… je restai muette et immobile comme la statue de l’étonnement, je regardai… l’on jouait Roméo.

KEAN.

Et qui jouait Roméo ?

ANNA.

La soirée passa comme une seconde, je n’avais point respiré, je n’avais point parlé… je n’avais point applaudi… Je rentrai à l’hôtel de mon tuteur, toujours froide et silencieuse pour tous, mais déjà ranimée et vivante au cœur. Le surlendemain on me conduisit au Maure de Venise… j’y vais avec tous mes souvenirs de Roméo… Oh ! mais, cette fois, ce n’était plus la même voix, ce n’était plus le même amour, ce n’était même plus le même homme… mais ce fut toujours le même ravissement… le même bonheur… la même extase… Cependant je pouvais parler déjà… je pouvais dire : C’est beau !… c’est grand !… c’est sublime !

KEAN.

Et qui jouait Othello ?

ANNA.

Le lendemain ce fut moi qui demandai si nous n’irions point à Drury-Lane. C’était la première fois depuis un an peut-être que je manifestais un désir ; vous devinez facilement qu’il fut accompli ; je retournai dans ce palais de féeries et d’enchantement : j’allais y chercher la figure mélancolique et douce de Roméo… le front brûlant et basané du Maure… j’y trouvai la tête sombre et pâle d’Hamlet… Oh ! cette fois, toutes les sensations amassées depuis trois jours jaillirent à la fois de mon cœur trop plein pour les renfermer… mes mains battirent, ma bouche applaudit…… mes larmes coulèrent.

KEAN.

Et qui jouait Hamlet, Anna ?

ANNA.

Roméo m’avait fait connaître l’amour, Othello la jalousie… Hamlet le désespoir… cette triple initiation compléta mon être… Je languissais sans force, sans désir, sans espoir… mon sein était vide… mon âme en avait déjà fui, ou n’y était pas encore descendue, l’âme de l’acteur passa dans ma poitrine : je compris que je commençais seulement de ce jour à respirer, à sentir, à vivre.

KEAN.

Mais vous ne m’avez pas dit, miss, quel était l’homme qui avait produit en vous ce changement ; quel était le Prométhée qui avait rallumé l’âme éteinte, et quel était le Christ qui avait ressuscité la jeune fille déjà couchée dans la tombe.

ANNA.

Oh ! c’est que voilà justement le nom que je n’ose pas vous dire… de peur de ne pouvoir plus lever mes regards sur vous.

KEAN.

Anna, est-il vrai ?… est-il bien vrai ?… et suis-je assez malheureux ?…

ANNA, effrayée.

Que dites-vous ?

KEAN.

Quelque chose que vous ne pouvez pas comprendre, Anna… quelque chose que je vous avouerai peut-être un jour… plus tard… mais dans ce mo-