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Scène XIV.

 

KEAN, assis, LORD MEWILL, entrant masqué.
LORD MEWILL.

Elle est venue. — (À Kean.) Pardon, mon ami, mais je voudrais passer.

KEAN.

Pardon, milord, mais vous ne passerez pas.

LORD MEWILL.

Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

KEAN.

Parce que nous ne sommes ni dans un temps de l’année, ni dans une ère du monde où l’on voyage avec des masques…… C’est une mode perdue en Angleterre depuis le règne de Marie la Catholique.

LORD MEWILL.

Il peut se trouver telle circonstance où il y ait nécessité de cacher son visage.

KEAN.

Un honnête homme et un noble projet vont toujours figure découverte, milord… Votre projet, je le connais déjà, et c’est un projet infâme. Quant à votre figure, je la connaîtrai tout à l’heure et je saurai qu’en penser, comme de votre projet, milord ; car, si vous n’ôtez pas votre masque, je jure Dieu que je vous l’arracherai, et cela à l’instant même, entendez-vous ?

LORD MEWILL.

Monsieur !…

KEAN.

Hâtez-vous, hâtez-vous, milord. — (Lord Mewill fait un mouvement pour sortir, Kean lui saisissant le bras droit de la main gauche.) Oh ! vous ne sortirez pas, c’est moi qui vous le dis… vous avez encore une main libre, milord… usez-en pour vous démasquer… et croyez-moi, ne laissez pas approcher la mienne de votre visage.

LORD MEWILL, voulant dégager son bras.

Ah ! c’en est trop, je saurai quel est l’insolent qui m’insulte.

KEAN.

Et moi, quel est le lâche qui veut fuir ! — (Il lui arrache son masque.) Entrez… entrez tous… et avec de la lumière, afin que nous puissions nous reconnaître ici…

(Tous entrent.)
LORD MEWILL.

Kean !…

KEAN.

Lord Mewill ! je ne m’étais donc pas trompé.

LORD MEWILL.

C’est un guet-apens !

KEAN.

Non, milord, car la chose restera entre nous… mais, comme vous m’avez insulté, et gravement insulté en vous servant de mon nom pour commettre une lâcheté… vous me rendrez raison, milord, et tout sera dit.

LORD MEWILL.

Il n’y a qu’une difficulté à cela, monsieur, c’est qu’un lord, un noble, un pair d’Angleterre… ne peut pas se battre avec un bateleur, un saltimbanque… un histrion.

KEAN, reposant à terre une chaise qu’il avait soulevée.

Oui, vous avez raison, il y a trop de distance entre nous. Lord Mewill est un homme honorable, tenant à l’une des premières familles d’Angleterre… de riche et vieille noblesse conquérante… si je ne me trompe. Il est vrai que lord Mewill a mangé la fortune de ses pères en jeux de cartes et de dés, en paris de coqs et en courses de chevaux… il est vrai que son blason est terni de la vapeur de sa vie débauchée, et de ses basses actions… et qu’au lieu de monter encore, il a descendu toujours.

Tandis que le bateleur Kean est né sur le grabat du peuple, a été exposé sur la place publique, et ayant commencé sans nom et sans fortune, s’est fait un nom égal au plus noble nom, et une fortune qui, du jour où il voudra bien, peut rivaliser avec celle du prince royal… Cela n’empêche pas que lord Mewill ne soit un homme honorable, et Kean un bateleur.

Il est vrai que lord Mewill a voulu rétablir sa fortune au détriment de celle d’une jeune fille belle et sans défense… que, sans faire attention qu’elle était d’une classe au-dessous de la sienne, il l’a fatiguée de son amour… poursuivie de ses prétentions, écrasée de son influence.

Tandis que le saltimbanque Kean a offert protection à la fugitive qui est venue la lui demander, qu’il l’a reçue chez lui comme un frère aurait reçu une sœur, et qu’il l’en a laissée sortir pure, ainsi qu’elle y était entrée… quoiqu’elle fût belle… jeune et sans défense… Cela n’empêche pas que Mewill ne soit un lord… et Kean un saltimbanque !…

Il est vrai que lord Mewill, pair d’Angleterre, a son siège à la chambre suprême, fait et défait les lois de notre vieille Angleterre, porte une couronne comtale sur sa voiture, et un manteau de pair sur ses épaules, et n’a qu’à dire son nom pour voir ouvrir devant lui la porte du palais de nos rois… cela fait que parfois lord Mewill, lorsqu’il daigne descendre parmi le peuple, change de nom, soit qu’il rougisse de celui de ses aïeux, soit qu’il ne veuille pas le faire rougir… alors il prend celui d’un bate-