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sont indifférents, car ce sont ses applaudissements seuls que nous ambitionnons… C’est son âme que notre voix va chercher parmi toutes ces âmes… Ce n’est plus pour la réputation, pour la gloire, pour l’avenir que nous jouons : c’est pour un soupir… pour un regard… pour une larme d’elle.

LE PRINCE.

Eh bien !

KEAN.

Eh bien, monseigneur, si cette femme daigne s’apercevoir de cette puissance qu’elle exerce sur nous ; si, prenant pitié de cette distance qui nous sépare d’elle en réalité, elle nous permet de la franchir en rêve ; si le bonheur que nous en ressentons, tout vain et tout frivole qu’il est, est cependant un bonheur !… Si enfin cet amour imaginaire a ses jalousies comme un amour matériel, l’homme qui les cause ne doit-il pas prendre en pitié les malheureux qui les éprouve ?

LE PRINCE.

C’est-à-dire que je suis ton rival, n’est-ce pas ?

KEAN.

Ce mot suppose l’égalité, monseigneur, et vous savez que je suis placé trop loin de vous…

LE PRINCE.

Hypocrite !… et que puis-je faire pour la plus grande tranquillité de votre amour, monsieur Kean ?

KEAN.

Monseigneur, vous êtes jeune… vous êtes beau… vous êtes prince… il n’y a pas une femme en Angleterre qui puisse résister à toutes ces séductions ; vous avez, pour vos distractions, vos caprices ou vos amours, Londres et ses provinces… vous avez l’Écosse et l’Irlande, les trois royaumes enfin. Eh bien ! faites la cour à toutes les femmes… excepté…

LE PRINCE.

Excepté à Elena, n’est-ce pas ?

KEAN.

Vous l’avez deviné, monseigneur !

LE PRINCE.

Ah !… c’est la belle comtesse de. Kœfeld… la dame de nos secrètes pensées… Je m’en suis douté, vaurien… quand je t’ai vu venir chez elle, pour te disculper… Tu es son amant…

KEAN.

Non, monseigneur… je n’ai pour elle, je vous l’ai dit, que cet amour artistique auquel les plus grands acteurs ont dû leurs plus beaux succès… mais cet amour, j’en ai fait ma vie, voyez-vous, plus que ma vie !… ma gloire, plus que ma gloire… mon bonheur.

LE PRINCE.

Mais, si je me retire, un autre prendra ma place.

KEAN.

Eh ! que m’importe tout autre, monseigneur ? il n’y a que vous que je craigne… car, de tout autre je puis me venger… tandis que de vous, monseigneur…

LE PRINCE.

Tu es son amant…

KEAN.

Non, Votre Altesse… mais, par exemple, lorsqu’elle est au spectacle, et que de la scène où je suis enchaîné, je vous vois entrer dans sa loge… oh ! alors, vous ne pouvez comprendre tout ce qui se passe dans mon âme, je ne vois plus, je n’entends plus… tout mon sang se porte à ma tête, et il me semble que je vais perdre la raison.

LE PRINCE.

Tu es son amant.

KEAN.

Non, je vous jure… mais si vous avec la moindre amitié pour moi… et que vous ne veuillez pas m’entraîner à quelque scandale dont je me repentirais… du fond de mon cœur… n’allez plus dans sa loge, je vous en conjure… Tenez, rien qu’en parlant de cela, je m’oublie. Voilà que l’on va commencer, je ne suis pas prêt.

LE PRINCE.

Je te laisse.

KEAN.

Vous me promettez…

LE PRINCE.

Avoue que tu es son amant…

KEAN.

Mais je ne puis avouer ce qui n’est pas.

LE PRINCE.

Adieu, Kean…

KEAN.

Monseigneur…

LE PRINCE.

Je vais t’applaudir.

KEAN.

Dans votre loge ?…

LE PRINCE.

Pas de demi-confidences, monsieur Kean, ou je ne fais qu’une demi-promesse.

KEAN, s’inclinant.

Je ne puis vous dire que ce qui est… agissez comme bon vous semblera, monseigneur.

LE PRINCE, sortant.

Merci de la permission, monsieur Kean.


Scène VII.

 

KEAN, SALOMON.
SALOMON, tenant le pourpoint à la main.

Maître… maître… dépêchons-nous…