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KEAN.

Eh oui ! sans doute mon épée, cela t’étonne… Avec quoi veux-tu que je tue Tybalt ? — (Au régisseur.) Monsieur, je joue.

LE RÉGISSEUR.

Oh ! monsieur Kean, que de remerciements !

KEAN.

C’est bien… seulement, faites une annonce… dites que je suis indisposé, que je suis malade… Enfin, dites ce que vous voudrez. J’étrangle.

LE RÉGISSEUR.

Oh ! merci, monsieur Kean, merci.

(Il sort.)
SALOMON.

Il était temps. Il paraît que le public commence à casser les banquettes.

KEAN.

Et il a raison, monsieur : je voudrais bien vous voir dans la salle, si vous aviez pris votre billet à la porte, et qu’on vous fît attendre… Qu’est-ce que vous diriez ?…

SALOMON.

Dam ! maître.

KEAN.

Qu’est-ce que tu dirais ? tu dirais qu’un acteur se doit au public avant tout.

SALOMON.

Oh !

KEAN.

Et tu aurais raison. Allons, cheval de charrue, maintenant que te voilà harnaché, va-t’en labourer ton Shakspeare.

LE RÉGISSEUR.

Me voilà prêt, monsieur Kean. Puis-je faire l’annonce ?

KEAN.

Oui, monsieur. Y a-t-il beaucoup de monde ?

LE RÉGISSEUR.

Salle comble… on se bat encore à la porte.

KEAN.

Allez.

(La toile tombe ; au moment où elle a touché le plancher, le régisseur passe devant elle, et vient jusqu’au milieu de l’avant-scène.)
LE RÉGISSEUR, au public.

Milords et Messieurs, M. Kean s’étant trouvé subitement indisposé, et craignant de ne pas se montrer digne de l’honorable empressement que vous lui témoignez, me charge de réclamer toute votre indulgence.

LE PUBLIC.

Bravo ! bravo ! bravo !

(Le régisseur salue de nouveau et se retire ; l’orchestre joue l’air
--God save the King ; puis la toile se relève sur la scène des adieux
--de Roméo et Juliette.)



Scène IX.

 

ROMÉO, à la porte d’un donjon gothique qui donne sur une terrasse,
--JULIETTE, sur le dernier escalier du donjon. La comtesse de KOEFELD,
--LE PRINCE DE GALLES, LE COMTE, dans une loge de l’avant-scène ;-
lord MEWILL, dans une loge de côté, la nourrice, SALOMON.------
JULIETTE.

Ne tourne pas les yeux vers l’horizon vermeil,
Tu peux rester encor, ce n’est point le soleil ;
C’était le rossignol et non pas l’alouette
Dont le chant a frappé ton oreille inquiète ;
Caché dans les rameaux d’un grenadier en fleurs,
Toute la nuit là-bas il chante ses douleurs…
Tu peux rester encor, crois-en ta Juliette.

ROMÉO.

Oh ! c’est bien le soleil, et c’est bien l’alouette !
Vois ce trait lumineux de mon bonheur jaloux,
Qui perce à l’horizon et s’étend jusqu’à nous ;
Vois le matin riant un pied sur la montagne,
Prêt à prendre son vol à travers la campagne ;
Vois au ciel moins obscur les étoiles pâlir,
Il faut partir et vivre, ou rester et mourir…

JULIETTE.

Non, ce n’est point le jour ; c’est quelque météore
Qui pour guider tes pas a devancé l’aurore…
Tu te trompes, ami, reste.

ROMÉO.

Tu te trompes, ami, reste. Je resterai,
Et puisque tu le veux, comme toi je dirai :
Non, ce n’est point le feu de l’aube orientale,
C’est la sœur d’Apollon, c’est la reine au front pâle ;
Ce n’est point l’alouette au ramage joyeux
Dont le chant matinal s’élance dans les cieux.
Ah ! crois-moi, j’ai bien plus de penchant, je te jure,
À rester qu’à partir, et si, vengeant l’injure
Que ma présence fait à ta noble maison,
La mort me vient en face ou bien par trahison,
La mort dont on craint tant la douleur inconnue,
Me frappant à tes pieds, sera la bien venue…
Oh ! non, tu l’as bien dit, non, ce n’est pas le jour ;
Restons… Je t’aime, et toi, m’aimes-tu, mon amour ?

JULIETTE.

C’est le jour, c’est le jour, oh ! j’étais insensée,
Fuis, Roméo ; de peur je suis toute glacée,
Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis,
Et je n’ai plus qu’un mot à la bouche… fuis, fuis…

LA NOURRICE.

Madame…

JULIETTE, entrant.

Madame… Que veux-tu ?

LA NOURRICE.

Madame… Que veux-tu ? Votre père !

JULIETTE.

Madame… Que veux-tu ? Votre père ! Mon père !
Entends-tu ?

LA NOURRICE.

Entends-tu ? Va venir !