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ROMÉO.

Entends-tu ? Va venir !Oh ! contre sa colère,
Ange, je te remets à la garde de Dieu.

JULIETTE.

Adieu, mon Roméo…

(En ce moment Kean, qui avait déjà enjambé la balustrade, s’aperçoit
xxque le prince de Galles est à l’avant-scène dans la loge d’Elena,
xxet, au lieu de faire sa sortie, il remonte le théâtre
xxet regarde fixement la loge, les bras croisés.)
JULIETTE, le suivant.

Eh bien ! que fait-il donc ? — (À voix basse.) Kean, Kean, vous manquez votre sortie.

SALOMON, paraissant au bord de la coulisse, la brochure à la main.

Maître !… Maître !…

JULIETTE, reprenant.

Adieu, mon Roméo.

SALOMON, soufflant.

Ma Juliette, adieu !

KEAN, riant.

Ah ! ah ! ah !

SALOMON, soufflant.

Roméo !

JULIETTE.

Roméo !

KEAN.

Qui est-ce qui m’appelle Roméo ? qui est-ce qui croit que je joue ici le rôle de Roméo ?

JULIETTE.

Kean, devenez-vous fou ?

KEAN.

Je ne suis pas Roméo… je suis Falstaff… le compagnon de débauches du prince royal d’Angleterre… À moi ! mes braves camarades… à moi, Pons… à moi ! Peto… à moi ! Bardolph… à moi ! Quickly l’hôtelière… et versez, versez à pleins bords, que je boive à la santé du prince de Galles, le plus débauché, le plus indiscret, le plus vaniteux de nous tous ! À la santé du prince de Galles, à qui tout est bon, depuis la fille de taverne qui sert les matelots du port, jusqu’à la fille d’honneur qui jette le manteau royal aux épaules de sa mère ! au prince de Galles, qui ne peut regarder une femme, vertueuse ou non, sans la perdre avec son regard ! au prince de Galles dont j’ai cru être l’ami, et dont je ne suis que le jouet et le bouffon… Ah ! prince royal, bien t’en prend d’être inviolable et sacré, je te le jure… car sans cela tu aurais affaire à Falstaff.

LORD MEWILL, d’une loge.

À bas Kean ! à bas l’acteur !

KEAN.

Falstaff… et je ne suis pas plus Falstaff que je n’étais Roméo, je suis Polichinelle, le Falstaff des carrefours… Un bâton à Polichinelle, un bâton pour lord Mewill, un bâton pour le misérable enleveur de jeunes filles, qui porte une épée au côté, et qui refuse de se battre avec ceux dont il a volé le nom, et cela, sous prétexte qu’il est noble, qu’il est lord, qu’il est pair… Ah ! oui ! un bâton pour lord Mewill… et nous rirons… Ah ! ah ! ah ! que je souffre… À moi ! mon Dieu ! à moi !

(Il tombe dans las bras de Juliette et de Salomon, qui l’entraînent
xx par la porte du donjon.)



Scène X.

LE RÉGISSEUR, DARIUS, MERCUTIO, CAPULET, un comparse, SALOMON.
LE RÉGISSEUR, paraissant au fond.

Le médecin du théâtre ! le médecin du théâtre ! où est-il ?

DARIUS, courant ramasser la perruque que Kean a jetée à terre.

Il est près de M. Kean,

LE RÉGISSEUR.

Où ?

DARIUS, montrant le donjon.

Là.

MERCUTIO, sortant en costume.

Qu’est-il arrivé ?

CAPULET, en costume.

Je ne sais pas ; ça lui a pris en scène.

LE CHEF DES COMPARTSES, conduisant les hommes.

Allez !

(Les comparses entrant.)
MERCUTIO.

Ce n’est pas votre entrée… — (Voix diverses.) Si… non… si. (Confusion complète.)

CAPULET, voyant paraître Salomon.

Silence !

SALOMON, s’approchant, un mouchoir à la main.

Milords et Messieurs, la représentation ne peut continuer… le soleil de l’Angleterre s’est éclipsé, le célèbre, l’illustre, le sublime Kean vient d’être atteint d’un accès de folie.

(On entend un cri douloureux dans la loge de la comtesse de Kœfeld.
La toile tombe.)