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KEAN.

Et comment, avec tant de fortune et tant de beauté !…

ANNA.

Ni l’une, ni l’autre n’ont suffi pour me faire aimer, et je veux y ajouter le talent pour compléter ma dot.

KEAN.

Pauvre enfant !

ANNA.

Oh ! n’est-ce pas, qu’au milieu de vos triomphes, de vos plaisirs, de vos amours, n’est-ce pas que vous garderez un souvenir à la pauvre exilée, qui aura tout quitté dans un seul but, et avec un seul espoir ?

KEAN.

Anna… chère Anna !…

ANNA.

N’est-ce pas que vous me permettrez de vous écrire, de vous raconter mes chagrins… mes travaux… mes progrès… car, j’en ferai, oh ! je vous le jure… oh ! surtout si, tout éloigné de moi que vous serez, vous voulez me conseiller, me soutenir.

KEAN.

Oh ! tout ce que je pourrai faire pour ma meilleure amie… je le ferai… soyez-en sûre… mais, quand partez-vous ?

ANNA.

Dans deux heures.

KEAN.

Et comment ?…

ANNA.

Ma place est retenue sur le paquebot le Washington.

SALOMON, entrant avec mystère.

Maître ?

KEAN.

Eh bien ?

SALOMON.

Elle est montée par l’escalier dérobé, elle est entrée au moment où je m’y attendais le moins.

KEAN.

Qui ?…

SALOMON.

Une dame.

KEAN.

Comment s’appelle-t-elle ?

SALOMON.

Elle n’a voulu me dire que son prénom d’Elena.

KEAN.

Elena ! et où est-elle ?

SALOMON.

Dans la chambre à côté, elle semble désespérée… elle veut vous voir absolument…

KEAN.

Ah ! mon Dieu… comment faire ?

ANNA.

C’est elle, n’est-ce pas ?

KEAN.

Oui.

ANNA.

On la dit bien belle. Laissez-moi la voir, Kean.

KEAN.

Oh ! cela ne se peut pas.

ANNA.

Ne craignez rien… je n’ai qu’une chose à lui demander, qu’une prière à lui faire… Je me jetterai à ses genoux, et je lui dirai : Rendez-le heureux, madame… car il vous aime bien !…

KEAN.

Non, non, Anna, cela est impossible, elle ne croirait jamais à l’innocence de nos relations… comment pourrait-elle penser, vous voyant si jeune et si belle… Oh ! entrez dans ce cabinet, je vous en prie… pardonnez-moi, Anna… pardonnez-moi…

ANNA, entrant dans le cabinet.

Ai-je le droit de me plaindre ?


Scène V.

 

KEAN, puis ELENA.
KEAN.

Maintenant, Salomon, fais entrer, fais entrer vite. — (Elena entre.) C’est vous, Elena… c’est vous… oh ! vous êtes donc venue, au risque de tout ce qui pouvait vous arriver… Oh ! si vous saviez comme je vous attendais !

ELENA.

J’ai hésité longtemps, je vous l’avouerai, Kean : mais notre danger commun…

KEAN.

Notre danger ?

ELENA.

Oui, une lettre pouvait être surprise, je tremblais que vous ne fussiez déjà arrêté.

KEAN.

Arrêté, moi… et pourquoi cela ?

ELENA.

Parce que le bruit commence à se répandre que ce n’est point un accès de folie, mais de colère, qui vous a fait insulter le prince royal et lord Mewill… On assure que ce dernier a vu, ce matin, le roi auquel il s’est plaint, et le ministre dont il a obtenu un mandat… Un procès terrible vous menace, Kean, fuyez, vous n’avez pas une minute à perdre… et cette nuit quittez Londres, quittez l’Angleterre,