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celui de d’Hervey… madame d’Hervey, et que le malheur d’une vie tout entière soit dans ces deux mots…

ADÈLE.

Vous avez besoin de soins, Antony et je vais appeler.

ANTONY.

Antony, c’est mon nom à moi… toujours le même… Mille souvenirs de bonheur sont dans ce nom… Mais madame d’Hervey !…

ADÈLE.

Antony…

ANTONY.

Oh ! redis mon nom ainsi, encore… et j’oublierai tout… Oh ! ne t’éloigne pas, mon Dieu !… reviens, reviens, que je te revoie… je ne vous tutoierai plus, je vous appellerai madame… Venez, venez, je vous supplie ; oui, c’est bien vous, toujours belle… calme… comme si pour vous seule la vie n’avait pas de souvenirs amers… Vous êtes donc heureuse, madame !…

ADÈLE.

Oui, heureuse…

ANTONY.

Moi aussi, Adèle, je suis heureux !…

ADÈLE.

Vous !…

ANTONY.

Pourquoi pas ?… douter, voilà le malheur ; mais lorsqu’on n’a plus rien à espérer ou à craindre de la vie, que notre jugement est prononcé ici-bas comme celui d’un damné… le cœur cesse de saigner… il s’engourdit dans sa douleur… et le désespoir a aussi son calme, qui, vu par les gens heureux, ressemble au bonheur… Et puis, malheur… bonheur… désespoir, ne sont-ce pas de vains mots, un assemblage de lettres qui représente une idée dans notre imagination, et pas ailleurs… que le temps détruit et recompose pour en former d’autres… Qui donc, en me regardant, en me voyant vous sourire comme je vous souris en ce moment, oserait dire : Antony n’est pas heureux !…

ADÈLE.

Laissez-moi…

ANTONY, poursuivant son idée.

Car, voilà les hommes… que j’aille au milieu d’eux, qu’écrasé de douleurs, je tombe sur une place publique, que je découvre à leurs yeux béants et avides la blessure de ma poitrine et les cicatrices de mon bras, ils diront : Oh ! le malheureux, il souffre ; car là, pour leurs yeux vulgaires, tout sera visible, sang et blessures… et ils s’approcheront… et par pitié pour une souffrance qui, demain, peut être la leur, ils me secourront… mais que, trahi dans mes espérances les plus divines… blasphémant Dieu, l’âme déchirée et le cœur saignant, j’aille me rouler au milieu de leur foule, en leur disant : Oh ! mes amis, pitié pour moi, pitié ! je souffre bien… je suis bien malheureux !… ils diront : C’est un fou, un insensé ; et ils passeront en riant…

ADÈLE, essayant de dégager sa main.

Permettez…

ANTONY.

Et c’est pour cela que Dieu a voulu que l’homme ne pût pas cacher le sang de son corps sous ses vêtements, mais a permis qu’il cachât les blessures de son âme sous un sourire. — (Lui écartant les mains.) Regarde-moi en face, Adèle… Nous sommes heureux, n’est-ce pas ?…

ADÈLE.

Oh ! Calmez-vous ; agité comme vous l’êtes, comment vous transporter chez vous ?…

ANTONY.

Chez moi me transporter !… vous allez donc… Ah ! oui, je comprends…

ADÈLE.

Vous ne pouvez rester ici dès lors que votre état n’offre plus aucune inquiétude ; tous mes amis, qui vous connaissent, savent que vous m’avez aimée… et pour moi-même…

ANTONY.

Oh ! dites pour le monde… madame !… Il faudrait donc que je fusse mourant pour que je restasse ici… ce serait dans les convulsions de l’agonie seulement que ma main pourrait serrer la vôtre. Ah ! mon Dieu ! Adèle, Adèle !

ADÈLE.

Oh ! non ; si le moindre danger existait, si le médecin n’avait pas répondu de vous, oui, je risquerais ma réputation, qui n’est plus à moi, pour vous garder… j’aurais une excuse aux yeux de ce monde… mais…

ANTONY, déchirant l’appareil de sa blessure et de sa saignée.

Une excuse, ne faut-il que cela ?

ADÈLE.

Dieu ! Oh ! le malheureux ! il a déchiré l’appareil… Du sang ! mon Dieu ! du sang ! (Elle sonne.) Au secours !… Ce sang ne s’arrêtera-t-il pas ?… il pâlit… ses yeux se ferment…

ANTONY, retombant presque évanoui sur le sofa.

Et maintenant je resterai, n’est-ce pas ?…