Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/86

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parmi lesquels il en est un qui me poursuit comme un spectre… Oh ! tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir aimé et de n’être pas à l’homme qu’on aimait !… Je le retrouve partout au milieu du monde… Je le vois là, triste, pâle, regardant le bal. Je fuis cette vision, et j’entends à mon oreille une voix qui bourdonne… c’est la sienne. Je rentre, et, jusqu’auprès du berceau de ma fille… mon cœur bondit et se serre… et je tremble de me retourner et de le voir… Cependant, oui, en face de Dieu, je n’ai à me reprocher que ce souvenir… Eh bien ! il y a quelques jours encore, voilà ce qu’était ma vie… je le redoutais absent ; maintenant qu’il est là, que ce ne sera plus une vision, que ce sera bien lui que je verrai… que ce sera sa voix que j’entendrai… Oh ! Clara, sauve-moi ; dans tes bras, il n’osera pas me prendre… S’il est permis à notre mauvais ange de se rendre visible, Antony est le mien.

CLARA.

Écoute, et toutes tes craintes cesseront bientôt. Il quitte Paris ; seulement, je te le répète, il veut te revoir auparavant, te confier un secret duquel dépend son repos, son honneur… puis il s’éloignera pour toujours… il l’a juré sur sa parole…

ADÈLE.

Eh bien ! non ! non ! ce n’est pas lui qui doit partir, c’est moi… Ma place, à moi, est près de mon mari… c’est lui qui est mon défenseur et mon maître… il me protégera, même contre moi ; j’irai me jeter à ses pieds, dans ses bras… Je lui dirai : Un homme m’a aimée avant que je fusse à toi… il me poursuit… je ne m’appartiens plus, je suis ton bien : je ne suis qu’une femme ; peut-être seule n’aurais-je pas eu de force contre la séduction… me voilà, ami, défends-moi ! défends-moi !

CLARA.

Adèle, réfléchis. Que dira ton mari ? comprendra-t-il ces craintes exagérées ? Que risques-tu de rester encore quelque temps ?… Eh bien ! alors…

ADÈLE.

Et si alors le courage de partir me manque ; si, quand j’appellerai la force à mon aide, je ne trouve plus dans mon cœur que de l’amour… la passion et ses sophismes éteindront un reste de raison, et puis… Oh ! non, ma résolution est prise… c’est la seule qui puisse me sauver… Clara prépare tout pour ce départ.

CLARA.

Eh bien ! alors laisse-moi t’accompagner, je ne veux pas que tu partes seule.

ADÈLE.

Non, non, je te laisse ma fille ; la route est longue et fatigante : je ne dois pas exposer cette enfant ; reste près d’elle. Il est neuf heures et demie… qu’à onze ma voiture soit prête : surtout le plus grand secret… Oui, je le recevrai… maintenant je ne le crains plus… Ma sœur, mon amie, je me confie à toi ; tu auras aidé à me sauver… Oh ! dis-moi donc que j’ai raison.

CLARA.

Je ferai ce que tu voudras.

ADÈLE.

Bien… laisse-moi seule à présent… rentre à onze heures… je saurai en te voyant que tout est prêt, et tu n’auras besoin de me rien dire : pas un signe, pas un mot qui puisse lui faire soupçonner… Oh ! tu ne le connais pas !

CLARA.

Tout sera prêt.

ADÈLE.

À onze heures.

CLARA.

À onze heures.

ADÈLE.

Je ne te demande plus maintenant que le temps d’écrire quelques lignes.


Scène II.

 

ADÈLE, seule, écrivant.

« Monsieur, l’opiniâtreté que vous mettez à me poursuivre, quand tout me fait un devoir de vous éviter, me force à quitter Paris… Je m’éloigne, emportant pour vous les seuls sentiments que le temps et l’absence ne peuvent altérer, ceux d’une véritable amitié.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx Adèle d’Hervey. »

Oh ! mon Dieu ! que ce soit le dernier sacrifice ; j’ai encore assez de force… mais, qui sait…

UN DOMESTIQUE.

Monsieur Antony

ADÈLE, cachetant la lettre.

Un instant… bien… faites entrer…


Scène III.

 

ADÈLE, ANTONY.
ADÈLE.

Vous avez désiré me voir avant de nous quitter ; malgré le besoin que j’éprouvais de vous exprimer ma reconnaissance, j’ai hésité quelque temps à recevoir monsieur. Antony. Vous avez insisté, et je n’ai pas cru devoir refuser une si légère faveur