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à l’homme sans lequel je n’aurais jamais revu peut-être ni ma fille ni mon mari.

ANTONY.

Oui, madame, je sais que c’est pour eux seuls que je vous ai conservée… Quant à cette reconnaissance que vous éprouvez, dites-vous, le besoin de m’exprimer, ce que j’ai fait en mérite-t-il la peine ? un autre, le premier venu, l’eût fait à ma place… Et, s’il ne s’était rencontré personne sur votre route, le cocher eût arrêté les chevaux, ou ils se seraient calmés d’eux-mêmes… Le timon eût donné dans un mur tout aussi bien que dans ma poitrine, et le même effet était produit… Qu’importent donc les causes !… c’est le hasard, le hasard seul dont vous devez vous plaindre, et qu’il faut que je remercie.

ADÈLE.

Le hasard ! et pourquoi vouloir m’ôter le seul sentiment que je puisse avoir pour vous ! Est-ce généreux ?… je vous le demande !

ANTONY.

Ah ! c’est que le hasard semble jusqu’à présent avoir seul régi ma destinée… Si vous saviez combien les événements les plus importants de ma vie ont eu des causes futiles !… Un jeune homme, que je n’ai pas revu deux fois depuis peut-être, me conduisit chez votre père… J’y allai, je ne sais pourquoi, comme on va partout. Ce jeune homme, je l’avais rencontré au bois de Boulogne ; nous nous croisions sans nous parler ; un ami commun passe et nous fait faire connaissance. Eh bien ! cet ami pouvait ne point passer, ou mon cheval prendre une autre allée, et je ne le rencontrais pas, il ne me conduisait pas chez votre père, les événements qui depuis trois ans ont tourmenté ma vie faisaient place à d’autres ; je ne venais pas il y a cinq jours pour vous voir, je n’arrêtais pas vos chevaux, et dans ce moment, ne m’ayant jamais connu, vous ne seriez pas même obligée d’avoir pour moi un seul sentiment, celui de la reconnaissance ; si vous ne la nommez pas hasard, comment donc appellerez-vous cette suite d’infiniment petits événements qui, réunis, composent une vie de douleur ou de joie, et qui, isolés, ne valent ni une larme ni un sourire.

ADÈLE.

Mais n’admettez-vous pas, Antony, qu’il existe des prévisions de l’âme, des pressentiments ?

ANTONY.

Des pressentiments !… et ne vous est-il jamais arrivé d’apprendre tout à coup la mort d’une personne aimée, et de vous dire : Que faisais-je au moment où cette partie de mon âme est morte ?… Ah ! je m’habillais pour un bal, ou je riais au milieu d’une fête.

ADÈLE.

Oui, c’est affreux à penser… aussi l’homme n’a-t-il pas eu le sentiment de cette faiblesse, lorsqu’en prenant congé d’un ami, il créa pour la première fois le mot adieu ? N’a-t-il pas voulu dire à la personne aimée, je ne suis plus là pour veiller sur toi ; mais je te recommande à Dieu, qui veille sur tous : voilà ce que j’éprouve chaque fois que je prononce ce mot en me séparant d’un ami : voilà les mille pensées qu’il éveille en moi. Direz-vous aussi qu’il a été créé par le hasard ?

ANTONY.

Eh bien ! puisqu’un mot, un seul mot éveille en vous tant de pensées différentes… lorsque vous entendiez autrefois prononcer le nom d’Antony… mon nom… au milieu des noms nobles, distingués, connus, ce nom isolé d’Antony n’éveillait-il pas pour celui qui le portait une idée d’isolement ? ne vous êtes-vous pas dit quelquefois que ce ne pouvait être le nom de mon père, celui de ma famille ? N’avez-vous pas désiré savoir quelle était ma famille, quel était mon père ?

ADÈLE.

Jamais… Je croyais votre père mort pendant votre enfance, et je vous plaignais. Je n’avais connu de votre famille que vous ; toute votre famille pour moi était donc en vous… vous étiez là… Je vous appelais Antony, vous me répondiez ; qu’avais-je besoin de vous chercher d’autres noms ?

ANTONY.

Et, lorsqu’en jetant les yeux sur la société, vous voyez chaque homme s’appuyer, pour vivre, sur une industrie quelconque, et donner pour avoir le droit de recevoir, vous êtes-vous demandé pourquoi, seul, au milieu de tous, je n’avais ni rang qui me dispensât d’un état, ni état qui me dispensât d’un rang ?

ADÈLE.

Jamais : vous me paraissiez né pour tous les rangs, appelé à remplir tous les états ; je n’osais rien spécialiser à l’homme qui me paraissait capable de parvenir à tout.

ANTONY.

Eh bien ! madame, le hasard, avant ma naissance, avant que je pusse rien pour ou contre moi, avait détruit la possibilité que cela fût ; et depuis le jour où je me suis connu, tout ce qui eût été pour un autre positif et réalité, n’a été pour moi que rêve et déception… N’ayant point un monde à moi, j’ai été obligé de m’en créer un : il me faut à moi d’autres émotions, d’autres douleurs, d’autres plaisirs, et peut-être d’autres crimes !

ADÈLE.

Et pourquoi donc ? pourquoi cela ?