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ADÈLE.

Oh ! vous croyez ?

ANTONY.

Sans doute, l’ambition et l’amour sont des passions… l’amitié n’est qu’un sentiment…

LA VICOMTESSE.

Et, avec ces principes-là, combien de fois avez-vous aimé ?…

ANTONY.

Demandez à un cadavre combien de fois il a vécu…

LA VICOMTESSE.

Allons, je vois bien que je suis indiscrète… Quand vous me connaîtrez davantage, vous me ferez vos confidences… Je donne de temps en temps quelques soirées… mes flatteurs les disent jolies… Si vous restez, le docteur vous amènera chez moi, ou plutôt présentez-vous vous-même… Je n’ai pas besoin de vous dire que, si votre mère, votre sœur, sont à Paris, ce sera avec le même plaisir que je les recevrai… Adieu, chère Adèle… Docteur, voulez-vous descendre, que je n’attende pas… — (À Adèle.) Eh bien ! il est mieux que lorsque je l’ai connu… beaucoup plus gai !… Il doit vous amuser prodigieusement. Adieu, adieu.

(Elle fait un dernier signe de la main à Antony et sort.)
ANTONY, le lui rendant.

Malheur !…

ADÈLE, revenant.

Antony !

ANTONY.

Voulez-vous que je vous dise mon secret, maintenant ?…

ADÈLE.

Oh ! je le sais, je le sais maintenant… Que cette femme m’a fait souffrir !

ANTONY.

Souffrir, bah !… c’est folie ; tout cela n’est que préjugé ; et puis je commence à me trouver bien ridicule.

ADÈLE.

Vous ?

ANTONY.

Certes ! quand je pourrais vivre avec des gens de mon espèce, avoir eu l’impudence de croire qu’avec une âme qui sent, une tête qui pense, un cœur qui bat… on avait tout ce qu’il fallait pour réclamer sa place d’homme dans la société… son rang social dans le monde… Vanité !

ADÈLE.

Oh ! je comprends maintenant tout ce qui m’était demeuré obscur… votre caractère sombre que je croyais fantasque… tout, tout… jusqu’à votre départ, dont je ne me rendais pas compte ! pauvre Antony !

ANTONY, abattu.

Oui, pauvre Antony ! car qui vous dira, qui pourra peindre ce que je souffris lorsque je fus obligé de vous quitter ; j’avais perdu mon malheur dans votre amour : les jours, les mois s’envolaient comme des instants, comme des songes ; j’oubliais tout près de vous… Un homme vint, et me fit souvenir de tout… Il vous offrit un rang, un nom dans le monde… et me rappela à moi que je n’avais ni rang, ni nom à offrir à celle à qui j’aurais offert mon sang…

ADÈLE.

Et pourquoi… pourquoi alors ne dîtes-vous pas cela !… — (Elle regarde la pendule.) Dix heures et demie ; le malheureux !… le malheureux !…

ANTONY.

Dire cela !… oui, peut-être vous, qui, à cette époque, croyiez m’aimer, auriez-vous oublié un instant qui j’étais pour vous en souvenir plus tard… mais à vos parents il fallait un nom… et quelle probabilité qu’ils préférassent à l’honorable baron d’Hervey le pauvre Antony !… C’est alors que je vous demandai quinze jours ; un dernier espoir me restait… Il existe un homme chargé, je ne sais par qui, de me jeter tous les ans de quoi vivre un an ; je courus le trouver, je me jetai à ses pieds, des cris à la bouche, des larmes dans les yeux ; je l’adjurai par tout ce qu’il avait de plus sacré, Dieu, son âme, sa mère… il avait une mère, lui ! de me dire ce qu’étaient mes parents… ce que je pouvais attendre ou espérer d’eux ! Malédiction sur lui ! et que sa mère meure ! je n’en pus rien tirer… Je le quittai, je partis comme un fou, comme un désespéré, prêt à demander à chaque femme : N’êtes-vous pas ma mère ?…

ADÈLE.

Mon ami !

ANTONY.

Les autres hommes, du moins, lorsqu’un événement brise leurs espérances, ils ont un frère, un père, une mère… des bras qui s’ouvrent pour qu’ils viennent y gémir. Moi ! moi ! je n’ai pas même la pierre d’un tombeau où je puisse lire un nom et pleurer !

ADÈLE.

Calmez-vous, au nom du ciel ! calmez-vous !

ANTONY.

Les autres hommes ont une patrie, moi seul je n’en ai pas… car, qu’est-ce que la patrie ? le lieu où l’on est né, la famille qu’on y laisse, les amis qu’on y regrette… Moi, je ne sais pas même où j’ai ouvert les yeux… je n’ai point de famille, je n’ai point de patrie, tout pour moi était dans un nom ; ce nom c’était le vôtre, et vous me défendez de le prononcer…