Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/164

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Un brasseur, qui commandait le faubourg Saint-Antoine, et dont le nom a acquis depuis une fatale célébrité, proposait d’incendier la forteresse en y lançant de l’huile d’œillette et d’aspic qu’on avait saisie la veille, et qu’on enflammerait avec du phosphore. Billot écouta l’une après l’autre toutes ces propositions. À la dernière, il saisit une hache aux mains d’un charpentier, et s’avançant au milieu d’une grêle de balles qui frappe et renverse autour de lui les hommes pressés comme les épis dans un champ de blé, il atteint un petit corps de garde, voisin d’un premier pont-levis, et, au milieu de la mitraille qui siffle et pétille sur le toit, il abat les chaînes et fait tomber le pont. Pendant un quart d’heure que dura cette entreprise presque insensée, la foule resta haletante. À chaque détonation on s’attendait à voir rouler l’audacieux ouvrier. La foule oubliait le danger qu’elle courait elle-même pour ne songer qu’au danger que courait cet homme. Quand le pont tomba, elle jeta un grand cri et s’élança dans la première cour. Le mouvement fut si rapide, si impétueux, si irrésistible, qu’on n’essaya pas de la défendre.

Les cris d’une joie frénétique annoncèrent à de Launay ce premier avantage.

On ne fit pas même attention qu’un homme avait été broyé sous cette masse de bois.

Alors, comme au fond d’une caverne qu’elles éclairent, les quatre pièces de canon que le gouverneur a montrées à Billot éclatent à la fois avec un bruit terrible, et balayent toute cette première cour. L’ouragan de fer a tracé dans la foule un long sillon de sang ; dix ou douze morts, quinze ou vingt blessés, sont restés sur le passage de la mitraille.

Billot s’est laissé glisser de son toit à terre ; mais à terre il a trouvé Pitou, qui s’est trouvé là il ne sait comment. Pitou a l’œil alerte ; c’est une habitude de braconnier, il a vu les artilleurs approcher la mèche de la lumière ; il a pris Billot par le pan de sa veste, et l’a tiré vivement en arrière. Un angle de muraille les a mis tous les deux à l’abri de cette première décharge.

A partir de ce moment, la chose est sérieuse ; le tumulte devient effroyable, la mêlée mortelle ; dix mille coups de fusil éclatent à la fois autour de la Bastille, plus dangereux pour les assiégeants que pour les assiégés. Enfin, un canon, servi par les gardes françaises, vient mêler son grondement au pétillement de cette mousqueterie. C’est un bruit effroyable auquel la foule s’enivre, et ce bruit commence à effrayer les assiégeants, qui se comptent, et qui comprennent que jamais ils ne pourront faire un bruit semblable à celui qui les assourdit.