Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/208

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madame, prenez garde de juger comme les contemporains, et non comme la postérité. À ce charlatan je dois ma science, et peut-être le monde lui devra-t-il la liberté. — Soit, dit madame de Staël en souriant. Je parle sans connaître ; vous parlez avec connaissance de cause : il est probable que vous avez raison et que j’ai tort… Mais revenons à vous. Pourquoi vous êtes-vous tenu si longtemps éloigné de la France ? Pourquoi n’êtes-vous point revenu prendre votre place parmi les Lavoisier, les Cabanis, les Condorcet, les Bailly et les Louis ?

À ce dernier nom, Gilbert rougit imperceptiblement.

— J’ai trop à étudier. Madame, pour me ranger ainsi, du premier coup, parmi les maîtres. — Enfin, vous voilà, mais dans un mauvais moment pour nous. Mon père, qui eût été si heureux de vous être utile, est disgracié et parti depuis trois jours.

Gilbert sourit.

— Madame la baronne, dit-il en s’inclinant légèrement, il y a six jours que, sur un ordre de monsieur le baron Necker, je fus mis à la Bastille.

Madame de Staël rougit à son tour.

— En vérité. Monsieur, vous me dites-là quelque chose qui me surprend beaucoup. Vous, à la Bastille ! — Moi-même, Madame. — Qu’aviez-vous donc fait ? — Ceux qui m’y ont fait mettre pourraient seuls me le dire. — Mais vous en êtes sorti ? — Parce qu’il n’y a plus de Bastille, oui. Madame. — Comment, plus de Bastille ? fit madame de Staël en jouant la surprise. — N’avez-vous pas entendu le canon ? — Oui, mais le canon, c’est le canon ; voilà tout. — Oh ! permettez-moi de vous dire, Madame, qu’il est impossible que madame de Staël, fille de monsieur de Necker, ignore, à l’heure qu’il est, que la Bastille a été prise par le peuple. — Je vous assure, Monsieur, répondit la baronne avec embarras, qu’étrangère à tous les événements depuis le départ de mon père, je ne m’occupe plus que de pleurer son absence. — Madame ! Madame ! dit Gilbert en secouant la tête, les courriers d’État sont trop habitués au chemin qui mène au château de Saint-Ouen, pour qu’il n’en soit pas arrivé au moins un depuis quatre heures que la Bastille a capitulé. La baronne vit qu’il lui était impossible de répondre sans mentir positivement. Le mensonge lui répugna ; elle changea la conversation.

— Et à quoi dois-je l’honneur de votre visite, Monsieur ? demanda-t-elle. — Je désirais avoir l’honneur de parler à monsieur de Necker, Madame. — Mais vous savez qu’il n’est plus en France ? — Madame, il me paraissait tellement extraordinaire que monsieur de Necker se fût éloigné, tellement impolitique qu’il n’eût pas surveillé les événements… — Que ?… — Que je comptais sur vous, je l’avoue. Madame, pour m’in-