Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/266

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nous entrerons dans Paris, les maisons s’écrouleront sur nous comme les flots de la mer Rouge sur Pharaon, et vous laisserez en France un nom maudit, et vos enfants seront tués comme ceux d’une louve. — Comment faut-il que je tombe, comte ? dit la reine avec hauteur ; enseignez-le-moi, je vous prie. — En victime, Madame, répondit respectueusement monsieur de Charny ; comme tombe une reine, en souriant et en pardonnant à ceux qui la frappent. Ah ! si vous aviez cinq cent mille hommes comme moi, je vous dirais : Partons, partons cette nuit, partons à l’instant même, et demain vous régneriez aux Tuileries ; demain vous auriez reconquis votre trône. — Oh ! s’écria la reine, vous avez donc désespéré, vous en qui j’avais mis mon premier espoir ? — Oui, j’ai désespéré. Madame, parce que toute la France pense comme Paris, parce que votre armée, fût-elle victorieuse de Paris, serait engloutie par Lyon, Rouen, Lille, Strasbourg, Nantes, et cent autres villes dévorantes. Allons, allons, du courage, Madame, l’épée au fourreau ! — Ah ! voilà donc pourquoi, dit la reine, j’aurai rassemblé autour de moi tant de braves gens ; voilà pourquoi je leur aurai soufflé le courage. — Si tel n’est pas votre avis, Madame, ordonnez, et cette nuit même nous marcherons contre Paris. Dites.

Il y avait tant de dévouement dans cette offre du comte qu’elle effraya plus la reine que ne l’eût fait un refus ; elle se jeta désespérée sur un sofa, où elle lutta longtemps contre sa fierté.

Enfin, relevant la tête :

— Comte, dit-elle, vous désirez que je reste inactive ? — J’ai l’honneur de le conseiller à Votre Majesté. — Cela sera fait. Revenez. — Hélas ! Madame, je vous ai fâchée ? dit le comte en regardant la reine avec une tristesse imprégnée d’un indicible amour. — Non. Votre main ?

Le comte tendit, en s’inclinant, la main à la reine.

— Que je vous gronde, dit Marie-Antoinette en essayant de sourire. — Et de quoi, Madame ? — Comment ! vous avez un frère au service, et je l’apprends par hasard ! — Je ne comprends pas. — Ce soir, un jeune officier aux hussards de Bercheny… — Ah ! mon frère Georges ! — Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de ce jeune homme ? Pourquoi n’a-t-il pas un grade élevé dans un régiment ? — Parce qu’il est tout jeune et tout inexpérimenté encore, parce qu’il n’est pas digne de commander en chef, parce qu’enfin si Votre Majesté a bien voulu abaisser ses regards sur moi, qui me nomme Charny, pour m’honorer de son amitié, ce n’est point une raison pour que je place ma famille aux dépens d’une foule de braves gentilshommes plus dignes que mes frères. — Vous avez donc un autre frère encore ? — Oui, Madame, et prêt à mourir pour Votre Majesté comme les deux autres. — Il n’a besoin de rien ?