Page:Dumas - Georges, 1848.djvu/172

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aux nègres pour leur propre compte ; Jacques aurait regardé comme une affreuse injustice, soit par force, soit par ruse, de s’emparer personnellement d’une créature libre pour en faire un esclave ; mais, du moment où cette créature libre était devenue esclave par une circonstance indépendante de sa volonté à lui Jacques, il ne voyait aucune difficulté à traiter d’elle avec son propriétaire.

Or, on comprend que la vie que menait Jacques était une agréable vie, d’autant plus agréable qu’elle avait, de temps à autres, ses journées de combat, comme du temps du capitaine Bertrand ; la traite des noirs avait été abolie par un congrès de gouvernants, qui avait probablement trouvé qu’elle nuisait à la traite des blancs ; de sorte qu’il arrivait parfois que quelques bâtiments qui se mêlaient de ce qui ne les regardait pas voulaient absolument savoir ce que la Calypso venait faire sur les côtes du Sénégal ou dans les mers de l’Inde. Alors, si le capitaine Jacques était dans ses jours de bonne humeur, il commençait à amuser le bâtiment trop curieux en lui montrant des pavillons de toutes couleurs ; puis, quand il était las de jouer avec lui des charades en action, il hissait son pavillon à lui, qui était trois têtes de noirs de sable posées deux et une sur champ de gueules ; alors la Calypso prenait chasse et la fête commençait.

Outre les vingt canons qui ornaient ses sabords, la Calypso, pour ces occasions-là seulement, possédait à son arrière deux pièces de trente-six, dont la portée dépassait celle des bâtiments ordinaires ; or, comme elle était excellente voilière, qu’elle obéissait à son maître au doigt et à l’œil, elle engageait juste autant de voiles qu’il en fallait pour maintenir le bâtiment qui lui donnait la chasse à la portée de ses deux pièces. Il en résultait que, tandis que les boulets ennemis venaient mourir dans son sillage, chacun de ses boulets à elle, et Jacques, croyez-le bien, n’avait pas oublié son métier de pointeur, enfilait le navire négrophile de bout en bout. Cela durait le temps qu’il plaisait à Jacques de faire ce qu’il appelait sa partie de quilles ; puis, lorsqu’il trouvait le bâtiment indiscret suffisamment puni de son indiscrétion, il ajoutait quelques voiles de cacatoès, quelques bonnettes de perroquet, quelques brigantines de son invention aux voiles déjà dé-