Page:Dumas - Georges, 1848.djvu/173

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ployées, envoyait une couple de boulets ramés en signe d’adieu à sa partenaire, et filant sur l’eau comme quelque oiseau de mer attardé qui regagne son nid, il le laissait boucher ses trous, rajuster ses agrès, renouer ses cordages, et disparaissait à l’horizon.

Ces escapades, comme on le comprend bien, lui rendaient l’entrée des ports un peu plus difficile, mais la Calypso était une coquette qui savait changer de tournure et même de visage, selon l’occasion. Tantôt elle prenait quelque nom virginal et quelque allure naïve, s’appelait la Belle Jenny ou la Jeune Olympe, et se présentait avec un air d’innocence qui faisait plaisir à voir ; alors elle venait, disait-elle, de charger du thé à Canton, du café à Moka, ou des épices à Ceylan. Elle donnait des échantillons de son chargement, elle recevait des commandes, elle demandait des passagers. Le capitaine Jacques était un bon paysan bas-breton, avec sa grande veste, ses longs cheveux, son large chapeau, enfin toute la défroque de défunt Bertrand. Tantôt la Calypso changeait de sexe, elle s’appelait le Sphinx ou le Léonidas ; son équipage revêtait l’uniforme français, et elle rentrait dans la rade, drapeau blanc déployé, saluant courtoisement le fort, qui lui rendait courtoisement son salut. Alors son capitaine était, selon son caprice, ou un vieux loup de mer maugréant, jurant, sacrant, ne parlant que par tribord et bâbord, et ne comprenant pas à quoi pouvait servir la terre, si ce n’était pour y aller de temps en temps renouveler son eau et faire sécher du poisson ; ou bien quelque bel officier fashionable, tout frais émoulu de l’école, à qui le gouvernement, pour récompenser les services de ses ancêtres, avait donné un commandement que sollicitaient dix anciens officiers. En ce cas, le capitaine Jacques se faisait appeler monsieur de Kergouran ou monsieur de Champ-Fleury ; il avait la vue basse, ne regardait qu’en clignant de l’œil, et parlait en grasseyant. Tout cela eut été bien vite reconnu pour une comédie dans un port de France ou d’Angleterre, mais cela avait un énorme succès à Cuba, à la Martinique, à la Guadeloupe ou à Java.

Quant au placement des fonds qui provenaient de son commerce, c’était pour Jacques, qui ne comprenait pas tous les mouvements de l’agio et tous les calculs de l’escompte, la