Page:Dumas - La Dame de Monsoreau, 1846.djvu/101

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que je vous plaçasse sur la même ligne dans mon souvenir et vous gardasse une part égale de ma reconnaissance ?

— Il me semble que parmi vos créanciers, monsieur, vous oubliez de compter le principal.

— Cela m’étonne, monsieur, car je me vante d’avoir excellente mémoire ; quel est donc ce créancier, je vous prie ?

— Maître Nicolas David.

— Oh ! pour celui-là, vous vous trompez, dit Chicot avec un sourire sinistre ; je ne lui dois plus rien, il est payé.

En ce moment, un troisième interlocuteur vint se mêler à la conversation.

C’était Bussy.

— Ah ! monsieur de Bussy, dit Chicot, venez un peu à mon aide. Voici M. de Monsoreau qui m’a détourné comme vous voyez, et qui veut me mener ni plus ni moins qu’un cerf ou un daim ; dites-lui qu’il se trompe, monsieur de Bussy, qu’il a affaire à un sanglier, et que le sanglier revient sur le chasseur.

— Monsieur Chicot, dit Bussy, je crois que vous faites tort à M. le grand-veneur en pensant qu’il ne vous tient pas pour ce que vous êtes, c’est-à-dire pour un bon gentilhomme. Monsieur, continua Bussy en s’adressant au comte, j’ai l’honneur de vous prévenir que M. le duc d’Anjou désire vous parler.

— À moi ? fit Monsoreau inquiet.

— À vous-même, monsieur, dit Bussy.

Monsoreau dirigea sur son interlocuteur un regard qui avait l’intention de pénétrer jusqu’au fond de son âme, mais fut forcé de s’arrêter à la surface, tant les yeux et le sourire de Bussy étaient pleins de sérénité.

— M’accompagnez-vous, monsieur ? demanda le grand-veneur au gentilhomme.

— Non, monsieur, je cours prévenir Son Altesse que vous vous rendez à ses ordres, tandis que vous prendrez congé du roi.

Et Bussy s’en retourna comme il était venu, se glissant, avec son adresse ordinaire, parmi la foule des courtisans.

Le duc d’Anjou attendait effectivement dans son cabinet et relisait la lettre que nos lecteurs connaissent déjà. Entendant du bruit aux portières, il crut que c’était Monsoreau qui se rendait à ses ordres, et cacha cette lettre.

Bussy parut.

— Eh bien ? dit le duc.

— Eh bien, monseigneur, le voici.

— Il ne se doute de rien ?

— Et quand cela serait, lorsqu’il serait sur ses gardes ? dit Bussy ; n’est-ce pas votre créature ? Tiré du néant par vous, ne pouvez-vous pas le réduire au néant ?

— Sans doute, répondit le duc avec cet air préoccupé que lui donnait toujours l’approche des événements où il fallait développer quelque énergie.

— Vous paraît-il moins coupable qu’il ne l’était hier ?

— Cent fois plus ! ses crimes sont de ceux qui s’accroissent quand on y réfléchit.

— D’ailleurs, dit Bussy, tout se borne à un seul point : il a enlevé par trahison une jeune fille noble ; il l’a épousée frauduleusement et par des moyens indignes d’un gentilhomme ; il demandera lui-même la résolution de ce mariage, ou vous la demanderez pour lui.

— C’est arrêté ainsi.

— Et au nom du père, au nom de la jeune fille, au nom du château de Méridor, au nom de Diane, j’ai votre parole ?

— Vous l’avez.

— Songez qu’ils sont prévenus, qu’ils attendent dans l’anxiété le résultat de votre entrevue avec cet homme.

— La jeune fille sera libre, Bussy, je t’en engage ma foi.

— Ah ! dit Bussy, si vous faites cela, vous serez réellement un grand prince, monseigneur.

Et il prit la main du duc, cette main qui avait signé tant de fausses promesses, qui avait manqué à tant de serments jurés, et il la baisa respectueusement.

En ce moment on entendit des pas dans le vestibule.

— Le voici, dit Bussy.

— Faites entrer M. de Monsoreau, cria François avec une sévérité qui parut de bon augure à Bussy.

Et cette fois le jeune gentilhomme, presque sûr d’atteindre enfin au résultat ambitionné par lui, ne put empêcher son regard de prendre, en saluant Monsoreau, une légère teinte d’ironie orgueilleuse, le grand-veneur reçut, de son côté, le salut de Bussy avec ce regard vitreux derrière lequel il retranchait les sentiments de son âme, comme derrière une infranchissable forteresse.

Bussy attendit dans ce corridor que nous connaissons déjà, dans ce même corridor où La Mole, une nuit, avait failli être étranglé par Charles IX, Henri III, le duc d’Alençon et le duc de Guise, avec la cordelière de la reine mère. Ce corridor, ainsi que le palier auquel il correspondait, était pour le moment encombré de gentilshommes qui venaient faire leur cour au duc.

Bussy prit place avec eux, et chacun s’empressa de lui faire sa place, autant pour la considération dont il jouissait par lui-même que pour sa faveur près du duc d’Anjou. Le gentilhomme enferma toutes ses sensations en lui-même, et, sans rien laisser apercevoir de la terrible angoisse qu’il concentrait dans son cœur, il attendit le résultat de cette conférence où tout son bonheur à venir était en jeu.

La conversation ne pouvait manquer d’être animée : Bussy avait assez vu de M. de Monsoreau pour comprendre que celui-ci ne se laisserait pas détruire sans lutte. Mais, enfin, il ne s’agissait pour le duc d’Anjou que d’appuyer la main sur lui, et s’il ne pliait pas, eh bien ! alors il romprait.

Tout à coup l’éclat bien connu de la voix du prince se fit entendre. Cette voix semblait commander.

Bussy tressaillit de joie.

— Ah ! dit-il, voilà le duc qui me tient parole.

Mais à cet éclat il n’en succéda aucun autre, et, comme chacun se taisait en se regardant avec inquiétude, un profond silence régna bientôt parmi les courtisans.

Inquiet, troublé dans son rêve commencé, soumis maintenant au flux des espérances et au reflux de la crainte, Bussy sentit s’écouler minute par minute près d’un quart d’heure.

Tout à coup la porte de la chambre du duc s’ouvrit, et l’on entendit à travers les portières sortir de cette chambre des voix enjouées.

Bussy savait que le duc était seul avec le grand-veneur, et que, si leur conversation avait suivi son cours ordinaire, elle ne devrait être rien moins que joyeuse en ce moment.

Cette placidité le fit frissonner.

Bientôt les voix se rapprochèrent, la portière se souleva. Monsoreau sortit à reculons et en saluant. Le duc le reconduisit jusqu’à la limite de sa chambre, en disant :

— Adieu ! notre ami. C’est chose convenue.

— Notre ami, murmura Bussy, sang dieu ! que signifie cela ?

— Ainsi, monseigneur, dit Monsoreau toujours tourné vers le prince, c’est bien l’avis de Votre Altesse, le meilleur moyen à présent, c’est la publicité.

— Oui, oui, dit le duc, ce sont jeux d’enfants que tous ces mystères.

— Alors, dit le grand-veneur, dès ce soir je la présenterai au roi.

— Marchez sans crainte, j’aurai tout préparé.

Le duc se pencha vers le grand-veneur et lui dit quelques mots à l’oreille.

— C’est fait, monseigneur, répondit celui-ci.

Monsoreau salua une dernière fois le duc, qui, sans voir Bussy, caché qu’il était par les plis d’une portière à laquelle il se cramponnait pour ne pas tomber, examinait les assistants.

— Messieurs, dit Monsoreau se retournant vers les gentilshommes qui attendaient leur tour d’audience, et qui s’inclinaient déjà devant une faveur à l’éclat de laquelle semblait pâlir celle de Bussy, messieurs, permettez que je vous annonce une nouvelle : monseigneur me permet que je rende public mon mariage avec mademoiselle Diane de Méridor, ma femme depuis plus d’un mois, et que, sous ses auspices, je la présente ce soir à la cour.

Bussy chancela ; quoique le coup ne fût déjà plus inattendu, il était si violent, qu’il pensa en être écrasé.

Ce fut alors qu’il avança la tête, et que le duc et lui, tous