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— C’est, vous dis-je, le premier devoir d’un prince, et je ferai justice…

— Si la justice, dit Monsoreau, est le premier devoir d’un prince, la reconnaissance est le premier devoir d’un roi.

— Que dites-vous ?

— Je dis que jamais un roi ne doit oublier celui auquel il doit sa couronne… Or, monseigneur…

— Eh bien ?…

— Vous me devez la couronne, sire !

— Monsoreau ! s’écria le duc avec une terreur plus grande encore qu’aux premières attaques du grand-veneur, Monsoreau ! reprit-il d’une voix basse et tremblante, êtes-vous donc alors un traître envers le roi comme vous fûtes un traître envers le prince ?

— Je m’attache à qui me soutient, sire ! continua Monsoreau d’une voix de plus en plus élevée.

— Malheureux !…

Et le duc regarda encore le portrait de Bussy.

— Je ne puis ! dit-il… Vous êtes un loyal gentilhomme, Monsoreau, vous comprendrez que je ne puis approuver ce que vous avez fait.

— Pourquoi cela, monseigneur ?

— Parce que c’est une action indigne de vous et de moi… Renoncez à cette femme. Eh ! mon cher comte… encore ce sacrifice ; mon cher comte, je vous en dédommagerai par tout ce que vous me demanderez…

— Votre Altesse aime donc encore Diane de Méridor ? fit Monsoreau pâle de jalousie.

— Non ! non ! je le jure, non !

— Eh bien ! alors, qui peut arrêter Votre Altesse ? Elle est ma femme ; ne suis-je pas bon gentilhomme ? quelqu’un peut-il s’immiscer ainsi dans les secrets de ma vie ?

— Mais elle ne vous aime pas.

— Qu’importe ?

— Faites cela pour moi, Monsoreau…

— Je ne le puis…

— Alors… dit le duc plongé dans la plus horrible perplexité… alors…

— Réfléchissez, sire !

Le duc essuya son front couvert de la sueur que ce titre prononcé par le comte venait d’y faire monter.

— Vous me dénonceriez ?

— Au roi détrôné pour vous, oui, Votre Majesté, car si mon nouveau prince me blessait dans mon honneur, dans mon bonheur, je retournerais à l’ancien.

— C’est infâme !

— C’est vrai, sire, mais j’aime assez pour être infâme.

— C’est lâche !

— Oui, Votre Majesté, mais j’aime assez pour être lâche.

Le duc fit un mouvement vers Monsoreau. Mais celui-ci l’arrêta d’un seul regard, d’un seul sourire.

— Vous ne gagneriez rien à me tuer, monseigneur, dit-il, il est des secrets qui surnagent avec les cadavres ! Restons, vous un roi plein de clémence, moi le plus humble de vos sujets !

Le duc se brisait les doigts les uns contre les autres, il les déchirait avec les ongles.

— Allons, allons, mon bon seigneur, faites quelque chose pour l’homme qui vous a le mieux servi en toute chose.

François se leva.

— Que demandez-vous ? dit-il.

— Que Votre Majesté…

— Malheureux ! malheureux ! tu veux donc que je le supplie ?

— Oh ! monseigneur !

Et Monsoreau s’inclina.

— Dites, murmura François.

— Monseigneur, vous me pardonnerez ?

— Oui.

— Monseigneur, vous me réconcilierez avec M. de Méridor ?

— Oui.

— Monseigneur, vous signerez mon contrat de mariage avec mademoiselle de Méridor ?

— Oui, fit le duc d’une voix étouffée.

— Et vous honorerez ma femme d’un sourire, le jour où elle paraîtra en cérémonie au cercle de la reine, à qui je veux avoir l’honneur de la présenter.

— Oui, dit François ; est-ce tout ?

— Absolument tout, monseigneur.

— Allez, vous avez ma parole.

— Et vous, dit Monsoreau en s’approchant de l’oreille du duc, vous conserverez le trône où je vous ai fait monter ! Adieu, sire.

Cette fois il le dit si bas, que l’harmonie de ce mot parut suave au prince.

— Il ne me reste plus, pensa Monsoreau, qu’à savoir comment le duc a été instruit.


CHAPITRE XXXVI.


Le jour même, M. de Monsoreau avait, selon son désir manifesté au duc d’Anjou, présenté sa femme au cercle de la reine mère et à celui de la reine.

Henri, soucieux comme à son ordinaire, avait été se coucher, prévenu par M. de Morvilliers que le lendemain il faudrait tenir un grand conseil.

Henri ne fit pas même de questions au chancelier ; il était tard, Sa Majesté avait envie de dormir. On prit l’heure la plus commode pour ne déranger ni le repos ni le sommeil du roi.

Ce digne magistrat connaissait parfaitement son maître, et savait qu’au contraire de Philippe de Macédoine, le roi endormi ou à jeun n’écouterait pas avec une lucidité suffisante les communications qu’il avait à lui faire.

Il savait aussi que Henri, dont les insomnies étaient fréquentes, — c’est l’apanage de l’homme qui doit veiller sur le sommeil d’autrui de ne pas dormir lui-même, — songerait au milieu de la nuit à l’audience demandée, et la donnerait avec une curiosité aiguillonnée selon la gravité de la circonstance.

Tout se passa comme M. de Morvilliers l’avait prévu.

Après un premier sommeil de trois ou quatre heures, Henri se réveilla ; la demande du chancelier lui revint en tête, il s’assit sur son lit, se mit à penser, et, las de penser tout seul, il se laissa glisser le long de ses matelas, passa ses caleçons de soie, chaussa ses pantoufles, et, sans rien changer à sa toilette de nuit, qui le rendait pareil à un fantôme, il s’achemina, à la lueur de sa lampe, qui, depuis que le souffle de l’Éternel était passé dans l’Anjou avec Saint-Luc, ne s’éteignait plus ; il s’achemina, disons-nous, vers la chambre de Chicot, la même où s’étaient si heureusement célébrées les noces de mademoiselle de Brissac.

Le Gascon dormait à plein sommeil et ronflait comme une forge.

Henri le tira trois fois par le bras sans parvenir à le réveiller.

À la troisième fois cependant, le roi ayant accompagné le geste de la voix et appelé Chicot à tue-tête, le Gascon ouvrit un œil.

— Chicot ! répéta le roi.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda Chicot.

— Eh ! mon ami, dit Henri, comment peux-tu dormir ainsi quand ton roi veille ?

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Chicot, feignant de ne pas reconnaître le roi, est-ce que Sa Majesté a pris une indigestion ?

— Chicot, mon ami, dit Henri, c’est moi !

— Qui, toi ?

— Moi, Henri.

— Décidément, mon fils, ce sont les bécassines qui t’étouffent. Je t’avais cependant prévenu ; tu en as trop mangé hier soir, comme aussi de ces bisques aux écrevisses.

— Non, dit Henri, car à peine y ai-je goûté.

— Alors, dit Chicot, c’est qu’on t’a empoisonné. Ventre de biche ! que tu es pâle ! Henri.

— C’est mon masque de toile, mon ami, dit le roi.