Page:Dumas - La Dame de Monsoreau, 1846.djvu/141

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— Bussy ! s’écria-t-il.

En effet, Bussy, que tant de dames adoraient, Bussy qui semblait un héros à la reine de Navarre, laquelle poussait, elle l’avoue elle-même dans ses Mémoires, des cris d’effroi chaque fois qu’il se battait en duel ; Bussy discret, Bussy versé dans la science des armoires, n’était-ce pas, selon toute probabilité, Bussy, le seul de tous ses amis sur lequel le duc pouvait véritablement compter, n’était-ce pas Bussy qui avait envoyé le billet ?

Et la perplexité du prince s’augmenta encore.

Tout se réunissait cependant pour persuader au duc d’Anjou que l’auteur du billet était Bussy. Le duc ne connaissait pas tous les motifs que le gentilhomme avait de lui en vouloir, puisqu’il ignorait son amour pour Diane de Méridor ; il est vrai qu’il s’en doutait quelque peu ; comme le duc avait aimé Diane, il devait comprendre la difficulté qu’il y avait pour Bussy à voir cette belle jeune femme sans l’aimer ; mais ce léger soupçon ne s’effaçait pas moins devant les probabilités. La loyauté de Bussy ne lui avait pas permis de demeurer oisif tandis qu’on enchaînait son maître ; Bussy avait été séduit par les dehors aventureux de cette expédition ; il avait voulu se venger du duc à sa façon, c’est-à-dire en lui rendant la liberté. Plus de doute, c’était Bussy qui avait écrit, c’était Bussy qui attendait.

Pour achever de s’éclaircir, le prince s’approcha de la fenêtre, il vit, dans le brouillard qui montait de la rivière, trois silhouettes oblongues qui devaient être des chevaux, et deux espèces de pieux qui semblaient plantés sur la grève : ce devait être deux hommes.

Deux hommes, c’était bien cela : Bussy et son fidèle le Haudoin.

— La tentation est dévorante, murmura le duc, et le piège, si piège il y a, est tendu trop artistement pour qu’il y ait honte à moi de m’y laisser prendre.

François alla regarder au trou de la serrure du salon ; il vit ses quatre gardiens ; deux dormaient, deux autres avaient hérité de l’échiquier de Chicot et jouaient aux échecs.

Il éteignit sa lumière.

Puis il alla ouvrir sa fenêtre et se pencha en dehors de son balcon.

Le gouffre, qu’il essayait de sonder du regard, était rendu plus effrayant encore par l’obscurité. Il recula.

Mais c’est un attrait si irrésistible que l’air et l’espace pour un prisonnier, que François, en rentrant dans sa chambre, se figura qu’il étouffait. Ce sentiment fut tellement ressenti par lui, que quelque chose comme le dégoût de la vie et l’indifférence de la mort passa dans son esprit.

Le prince, étonné, se figura que le courage lui venait.

Alors, profitant de ce moment d’exaltation, il saisit l’échelle de soie, la fixa à son balcon par les crochets de fer qu’elle présentait à l’une de ses extrémités, puis il retourna à la porte qu’il barricada de son mieux, et, bien persuadé que, pour vaincre l’obstacle qu’il venait de créer, on serait forcé de perdre dix minutes, c’est-à-dire plus de temps qu’il ne lui en fallait pour atteindre le bas de son échelle, il revint à la fenêtre.

Il chercha alors à revoir au loin les chevaux et les hommes, mais il n’aperçut plus rien.

— J’aimerais mieux cela, murmura-t-il, fuir seul vaut mieux que fuir avec l’ami le mieux connu ; à plus forte raison avec un ami inconnu.

En ce moment, l’obscurité était complète, et les premiers grondements de l’orage qui menaçait depuis une heure commençaient à faire retentir le ciel, un gros nuage aux franges argentées s’étendait comme un éléphant couché d’un côté à l’autre de la rivière, sa croupe s’appuyant au palais, sa trompe indéfiniment recourbée dépassant la tour de Nesle et se perdant à l’extrémité sud de la ville.

Un éclair lézarda pour un instant le nuage immense, et il sembla au prince apercevoir dans le fossé, au-dessous de lui, ceux qu’il avait cherchés inutilement sur la grève.

Un cheval hennit ; il n’y avait pas de doute, il était attendu.

Le duc secoua l’échelle pour s’assurer qu’elle était solidement attachée, puis il enjamba la balustrade et posa le pied sur le premier échelon.

Nul ne pourrait rendre l’angoisse terrible qui étreignait en ce moment le cœur du prisonnier, placé entre un frêle cordonnet de soie pour tout appui, et les menaces mortelles de son frère.

Mais à peine eut-il posé le pied sur la première traverse de bois, qu’il lui sembla que l’échelle, au lieu de vaciller comme il s’y était attendu, se raidissait au contraire, et que le second échelon se présentait à son second pied sans que l’échelle eût fait ou paru faire le mouvement de rotation bien naturel en pareil cas.

Était-ce un ami ou un ennemi qui tenait le bas de l’échelle ; étaient-ce des bras ouverts ou des bras armés qui l’attendaient au dernier échelon ?

Une terreur irrésistible s’empara de François ; il tenait encore le balcon de la main gauche, il fit un mouvement pour remonter.

On eût dit que la personne invisible qui attendait le prince au pied de la muraille devinait tout se qui se passait dans son cœur, car, au moment même, un petit tiraillement, bien doux et bien égal, une sorte de sollicitation de la soie, arriva jusqu’au pied du prince.

— Voilà qu’on tient l’échelle par en bas, dit-il, on ne veut donc pas que je tombe. Allons, du courage. Et il continua de descendre ; les deux montants de l’échelle étaient tendus comme des bâtons. François remarqua que l’on avait soin d’écarter les échelons du mur pour faciliter l’appui de son pied. Dès lors il se laissa glisser comme une flèche, coulant sur les mains plutôt que sur les échelons, et sacrifiant à cette rapide descente le pan doublé de son manteau.

Tout à coup, au lieu de toucher la terre, qu’il sentait instinctivement être proche de ses pieds, il se sentit enlevé dans les bras d’un homme qui lui glissa à l’oreille ces trois mots :

— Vous êtes sauvé.

Alors on le porta jusqu’au revers du fossé, et là on le poussa le long d’un chemin pratiqué entre des éboulements de terre et de pierre ; il parvint enfin à la crête ; à la crête, un autre homme attendait, qui le saisit par le collet et le tira à lui ; puis, ayant aidé de même son compagnon, courut, courbé comme un vieillard, jusqu’à la rivière. Les chevaux étaient bien où François les avait vus d’abord.

Le prince comprit qu’il n’y avait plus à reculer ; il était complètement à la merci de ses sauveurs. Il courut à l’un des trois chevaux, sauta dessus ; ses deux compagnons en firent autant. La même voix qui lui avait déjà parlé tout bas à l’oreille lui dit avec le même laconisme et le même mystère :

— Piquez.

Et tous trois partirent au galop.

— Cela va bien jusqu’à présent, pensait tout bas le prince, espérons que la suite de l’aventure ne démentira point le commencement.

— Merci, merci, mon brave Bussy, murmurait tout bas le prince à son camarade de droite, enveloppé jusqu’au nez dans un grand manteau brun.

— Piquez, répondait celui-ci du fond de son manteau.

Et, lui-même donnant l’exemple, les trois chevaux et les trois cavaliers passaient comme des ombres.

On arriva ainsi au grand fossé de la Bastille, que l’on traversa sur un pont improvisé la veille par les ligueurs, qui, ne voulant pas que leurs communications fussent interrompues avec leurs amis, avaient avisé à ce moyen, qui facilitait, comme on le voit, les relations.

Les trois cavaliers se dirigèrent vers Charenton. Le cheval du prince semblait avoir des ailes.

Tout à coup le compagnon de droite sauta le fossé, et se lança dans la forêt de Vincennes, en disant avec son laconisme ordinaire ce seul mot au prince :

— Venez.

Le compagnon de gauche en fit autant, mais sans parler.