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veuse, inquiète, courroucée, elle chercha de son côté, en jouant avec une sarbacane, un moyen de sortir victorieuse de l’étrange position où elle se trouvait.

Quand Saint-Luc entra chez le roi, il fut saisi du parfum âpre et voluptueux qu’exhalait la chambre royale. Les pieds de Henri foulaient, en effet, une jonchée de fleurs dont on avait coupé les tiges, de peur qu’elles n’offensassent la peau délicate de Sa Majesté ; roses, jasmins, violettes, giroflées, malgré la rigueur de la saison, formaient un moelleux et odorant tapis au roi Henri III.

La chambre, dont le plafond avait été abaissé et décoré de belles peintures sur toile, était meublée, comme nous l’avons dit, de deux lits, l’un desquels était si large, que, quoique son chevet fût appuyé au mur, il tenait près du tiers de la chambre. Ce lit était d’une tapisserie d’or et de soie à personnages mythologiques, représentant l’histoire de Cenée ou de Cenis, tantôt homme et tantôt femme, laquelle métamorphose ne s’opérait pas, comme on peut le présumer, sans les plus fantasques efforts de l’imagination du peintre. Le ciel du lit était de toile d’argent lamée d’or et de figures de soie, et les armes royales richement brodées étaient appliquées à la portion du baldaquin qui, appliquée à la muraille, formait le chevet du lit.

Il y avait aux fenêtres même tapisserie qu’aux lits, et les canapés et les fauteuils étaient formés de même étoffe que celle du lit et des fenêtres. Au milieu du plafond, une chaîne d’or laissait pendre une lampe de vermeil, dans laquelle brûlait une huile qui répandait, en se consumant, un parfum exquis. À la droite du lit, un satyre d’or tenait à la main un candélabre où brûlaient quatre bougies roses parfumées aussi. Ces bougies, grosses comme des cierges, jetaient une lumière qui, jointe à celle de là lampe, éclairait suffisamment la chambre.

Le roi, les pieds nus posés sur les fleurs qui jonchaient le parquet, était assis sur sa chaise d’ébène incrustée d’or ; il avait sur les genoux sept ou huit petits chiens épagneuls tout jeunes, et dont les frais museaux chatouillaient doucement ses mains. Deux serviteurs triaient et frisaient ses cheveux retroussés comme ceux d’une femme, sa moustache à crochet, et sa barbe rare et floconneuse.

Un troisième enduisait le visage du prince d’une couche onctueuse de crème rose d’un goût tout particulier et d’odeurs des plus appétissantes.

Henri fermait les yeux et se laissait faire avec la majesté et le sérieux d’un dieu indien.

— Saint-Luc, disait-il, où est Saint-Luc ? Saint-Luc entra.

Chicot le prit par la main et l’amena devant le roi.

— Tiens, dit-il à Henri, le voici, ton ami Saint-Luc ; ordonne-lui de se débarbouiller ou plutôt de se barbouiller aussi avec de la crème ; car si tu ne prends cette indispensable précaution, il arrivera une chose fâcheuse : ou lui sentira mauvais pour toi, qui sens si bon, ou toi tu sentiras trop bon pour lui qui ne sentira rien. Çà, les graisses et les peignes ! ajouta Chicot en s’étendant sur un grand fauteuil en face du roi, j’en veux tâter aussi, moi.

— Chicot, Chicot ! s’écria Henri ; votre peau est trop sèche et absorberait une trop grande quantité de crème ; à peine y en a-t-il assez pour moi ; et votre poil est si dur, qu’il casserait mes peignes.

— Ma peau s’est séchée à tenir la campagne pour toi, prince ingrat ! et si mon poil est si dur, c’est que les contrariétés que tu me donnes le tiennent continuellement hérissé ; mais si tu me refuses la crème pour mes joues, c’est-à-dire pour mon extérieur, c’est bon, mon fils, je ne te dis que cela.

Henri haussa les épaules en homme peu disposé à s’amuser des facéties de son bouffon.

— Laissez-moi, dit-il, vous radotez.

Puis se retournant vers Saint-Luc :

— Eh bien, mon fils, dit-il, ce mal de tête ?

Saint-Luc porta la main à son front, et poussa un gémissement.

— Figure-toi, continua Henri, que j’ai vu Bussy d’Amboise. Aïe !… monsieur, dit-il au coiffeur, vous me brûlez.

Le coiffeur s’agenouilla.

— Vous avez vu Bussy d’Amboise, sire ? dit Saint-Luc tout frissonnant.

— Oui, répondit le roi ; comprends-tu ces imbéciles qui l’ont attaqué à cinq, et qui l’ont manqué ? Je les ferai rouer. Si tu avais été là, dis donc, Saint-Luc ?

— Sire, répondit le jeune homme, il est probable que je n’eusse pas été plus heureux que mes compagnons.

— Allons donc ! que dis-tu ? je gage mille écus d’or que tu touches dix fois Bussy, contre Bussy six. Pardieu ! il faudra que demain nous voyions cela. Tires-tu toujours, mon enfant ?

— Mais oui, sire.

— Je demande si tu t’exerces souvent.

— Presque tous les jours quand je me porte bien, mais, quand je suis malade, sire, je ne suis bon à rien absolument.

— Combien de fois me touchais-tu ?

— Nous faisions jeu égal à peu près, sire.

— Oui, mais je tire mieux que Bussy. Par la mordieu ! monsieur, dit Henri à son barbier, vous m’arrachez la moustache.

Le barbier s’agenouilla.

— Sire, dit Saint-Luc, indiquez-moi un remède pour le mal de cœur.

— Il faut manger, dit le roi.

— Oh ! sire, je crois que vous vous trompez.

— Non, je t’assure.

— Tu as raison, Valois, dit Chicot, et comme j’ai grand mal de cœur ou d’estomac, je ne sais pas bien lequel, je suis l’ordonnance.

Et l’on entendit un bruit singulier pareil à celui qui résulte du mouvement très multiplié des mâchoires d’un singe.

Le roi se retourna et vit Chicot, qui, après avoir englouti à lui tout seul le double souper qu’il avait fait monter au nom du roi, faisait jouer bruyamment ses mandibules, tout en dégustant le contenu d’une tasse de porcelaine du Japon.

— Eh bien, dit Henri, que diable faites-vous là, monsieur Chicot ?

— Je prends ma crème à l’intérieur, dit Chicot, puisque extérieurement elle m’est défendue.

— Ah ! traître, s’écria le roi en faisant un demi-tour de tête si malencontreux que le doigt pâteux du valet de chambre emplit de crème la bouche du roi.

— Mange, mon fils, dit gravement Chicot, je ne suis pas si tyrannique que toi ; intérieure ou extérieure, je te les permets toutes deux.

— Monsieur, vous m’étouffez, dit Henri au valet de chambre.

Le valet de chambre s’agenouilla comme avaient fait le coiffeur et le barbier.

— Qu’on aille me chercher mon capitaine des gardes, s’écria Henri, qu’on me l’aille chercher à l’instant même.

— Et pourquoi faire, ton capitaine des gardes ? demanda Chicot, passant son doigt dans l’intérieur de la tasse de porcelaine, et faisant glisser ensuite son doigt entre ses lèvres.

— Pour qu’il passe son épée au travers du corps de Chicot, et que, si maigre qu’il puisse être, il en fasse un rôti à mes chiens.

Chicot se redressa, et, se coiffant de travers :

— Par la mordieu ! dit-il, du Chicot à tes chiens, du gentilhomme à tes quadrupèdes ! Eh bien, qu’il y vienne, mon fils, ton capitaine des gardes, et nous verrons.

Et Chicot tira sa longue épée, dont il s’escrima si plaisamment contre le coiffeur, contre le barbier, contre le valet de chambre, que le roi ne put s’empêcher de rire.

— Mais j’ai faim, dit le roi d’une voix dolente, et le coquin a mangé à lui seul tout le souper.

— Tu es un capricieux, Henri, dit Chicot. Je t’ai offert de te mettre à table, et tu as refusé. En tout cas, il reste ton bouillon. Moi, je n’ai plus faim et je vais me coucher.

Pendant ce temps, le vieux Gaspard était venu apporter la clef à son maître.

— Moi aussi, dit Saint-Luc, car je manquerais, si je restais plus longtemps debout, de respect à mon roi, en tombant devant lui dans des attaques nerveuses. J’ai le frisson.