Page:Dumas - La Dame de Monsoreau, 1846.djvu/209

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Le roi se contenta de répondre par un geste d’assentiment et marcha derrière le prieur.

Mais aussitôt qu’il fut passé sous la sombre arcade où se tenaient immobiles deux rangées de moines, aussitôt qu’on l’eut vu tourner l’angle de la cour qui conduisait à la chapelle, vingt capuchons sautèrent en l’air, et l’on vit resplendir dans la demi-teinte des yeux étincelants de la joie et de l’orgueil du triomphe.

Certes, ce n’étaient point là des figures de moines paresseux et poltrons ; la moustache épaisse, le teint basané, dénotaient chez eux la force et l’activité. Bon nombre démasquaient des visages sillonnés de cicatrices, et à côté du plus fier de tous, de celui qui portait la cicatrice la plus illustre et la plus célèbre, apparaissait triomphante et exaltée la figure d’une femme couverte d’un froc.

Cette femme agita une paire de ciseaux d’or qui pendaient d’une chaîne nouée à sa ceinture, et s’écria :

— Ah ! mes frères, nous tenons enfin le Valois.

— Ma foi ! ma sœur, je le crois comme vous, répondit le Balafré.

— Pas encore, pas encore, murmura le cardinal.

— Comment cela ?

— Oui, aurons-nous assez de troupes bourgeoises pour maintenir Crillon et ses gardes ?

— Nous avons mieux que des troupes bourgeoises, répliqua le duc de Mayenne, et, croyez-moi, il ne sera pas échangé un seul coup de mousquet.

— Voyons, dit la duchesse de Montpensier, comment entendez-vous cela ? J’aurais cependant bien voulu un peu de tapage, moi.

— Eh bien ! ma sœur, je vous le dis à regret, vous en serez privée. Quand le roi sera pris, il criera ; mais nul ne répondra à ses cris. Nous lui ferons alors, par persuasion ou par violence, mais sans nous montrer, signer une abdication. Aussitôt l’abdication courra la ville et disposera en notre faveur les bourgeois et les soldats.

— Le plan est bon et ne peut échouer maintenant, dit la duchesse.

— Il est un peu brutal, fit le cardinal de Guise en secouant la tête.

— Le roi refusera de signer l’abdication, ajouta le Balafré ; il est brave, il aimera mieux mourir.

— Qu’il meure alors ! s’écrièrent Mayenne et la duchesse.

— Non pas, répliqua fermement le duc de Guise, non pas ! Je veux bien succéder à un prince qui abdique et que l’on méprise ; mais je ne veux pas remplacer un homme assassiné que l’on plaindra. D’ailleurs, dans vos plans, vous oubliez M. le duc d’Anjou qui, si le roi est tué, réclamera la couronne.

— Qu’il réclame, mordieu ! qu’il réclame, dit Mayenne ; voici notre frère le cardinal qui a prévu le cas, M. le duc d’Anjou sera compris dans l’acte d’abdication de son frère. M. le duc d’Anjou a eu des relations avec les huguenots, il est indigne de régner.

— Avec les huguenots, êtes-vous sûr de cela ?

— Pardieu, puisqu’il a fui par l’aide du roi de Navarre.

— Bien.

— Puis une autre clause en faveur de notre maison suit la clause de déchéance : cette clause vous fera lieutenant du royaume, mon frère, et de la lieutenance à la royauté il n’y aura qu’un pas.

— Oui, oui, dit le cardinal, j’ai prévu tout cela ; mais il se pourrait que les gardes françaises, pour s’assurer que l’abdication est bien réelle et surtout bien volontaire, forçassent l’abbaye. Crillon n’entend pas raillerie, et il serait homme à dire au roi : — Sire, il y a danger de la vie, c’est bien ; mais, avant tout, sauvons l’honneur.

— Cela regardait le général, dit Mayenne, et le général a pris ses précautions. Nous avons ici pour soutenir le siège quatre-vingts gentilshommes, et j’ai fait distribuer des armes à cent moines. Nous tiendrons un mois contre une armée. Sans compter qu’en cas d’infériorité nous avons le souterrain pour fuir avec notre proie.

— Et que fait le duc d’Anjou dans ce moment ?

— À l’heure du danger il a faibli comme toujours. Le duc d’Anjou est rentré chez lui, où il attend sans doute de nos nouvelles entre Bussy et Monsoreau.

— Eh mon Dieu ! c’est ici qu’il faudrait qu’il fût, et non chez lui.

— Je crois que vous vous trompez, mon frère, dit le cardinal, le peuple et la noblesse eussent vu, dans cette réunion des deux frères, un guet-apens contre la famille. Comme nous le disions tout à l’heure, nous devons, avant toute chose, éviter de jouer le rôle d’usurpateur. Nous héritons, voilà tout. En laissant le duc d’Anjou libre, la reine mère indépendante, nous nous faisons bénir de tous et admirer de nos partisans, et nul n’aura le plus petit mot à nous dire. Sinon, nous aurons contre nous Bussy et cent autres épées fort dangereuses.

— Bah ! Bussy se bat demain contre les mignons.

— Parbleu ! il les tuera : la belle affaire : et ensuite il sera des nôtres, dit le duc de Guise. Quant à moi, je le fais général d’une armée en Italie, où la guerre éclatera sans nul doute. C’est un homme supérieur et que j’estime fort, que le seigneur de Bussy.

— Et moi, en preuve que je ne l’estime pas moins que vous, mon frère, si je deviens veuve, dit la duchesse de Montpensier, moi je l’épouse.

— L’épouser ! ma sœur, s’écria Mayenne.

— Tiens, dit la duchesse, il y a de plus grandes dames que moi qui ont fait plus pour lui, et il n’était pas général d’armée à cette époque.

— Allons, allons, dit Mayenne, nous verrons tout cela plus tard ; à l’œuvre maintenant !

— Qui est près du roi ? demanda le duc de Guise.

— Le prieur et frère Gorenflot, à ce que je crois, dit le cardinal. Il faut qu’il ne voie que des visages de connaissance, sans cela il s’effaroucherait tout d’abord.

— Oui, dit Mayenne, mangeons les fruits de la conspiration, mais ne les cueillons pas.

— Est-ce qu’il est déjà dans la cellule ? dit madame de Montpensier, impatiente de donner au roi la troisième couronne qu’elle lui promettait depuis si longtemps…

— Oh ! non pas ; il verra d’abord le grand reposoir de la crypte, et il adorera les saintes reliques.

— Ensuite ?

— Ensuite, le prieur lui adressera quelques paroles sonores sur la vanité des biens de ce monde ; après quoi le frère Gorenflot, vous savez, celui qui a prononcé ce magnifique discours pendant la soirée de la Ligue…

— Oui ; eh bien ?

— Le frère Gorenflot essaiera d’obtenir de sa conviction ce que nous répugnons d’arracher à sa faiblesse.

— En effet, cela vaudrait infiniment mieux ainsi, dit le duc rêveur.

— Bah ! Henri est superstitieux et affaibli, dit Mayenne, je réponds qu’il cédera à la peur de l’enfer.

— Et moi je suis moins convaincu que vous, dit le duc ; mais nos vaisseaux sont brûlés, il n’y a plus à revenir en arrière. Maintenant, après la tentative du prieur, après le discours de Gorenflot, si l’un et l’autre échouent, nous essayerons du dernier moyen, c’est-à-dire de l’intimidation.

— Et alors je tondrai mon Valois, s’écria la duchesse, revenant toujours à sa pensée favorite.

En ce moment, une sonnette retentit sous les voûtes assombries par les premières ombres de la nuit.

— Le roi descend à la crypte, dit le duc de Guise ; allons, Mayenne, appelez vos amis et redevenons moines.

Aussitôt les capuchons recouvrirent fronts audacieux, yeux ardents et cicatrices parlantes ; puis trente ou quarante moines, conduits par les trois frères, se dirigèrent vers l’ouverture de la crypte.