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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

laissant peser au bras de Maurice ; puisse-t-il demeurer jusqu’au soir pur et sans nuages, comme il est en ce moment ?

Maurice s’appliqua ce mot, et son bonheur en redoubla.

Morand regarda Geneviève à travers ses lunettes vertes, avec une expression particulière de reconnaissance ; peut-être, lui aussi, s’était-il appliqué ce mot.

On traversa ainsi le Petit-Pont, la rue de la Juiverie et le pont Notre-Dame, puis on prit la place de l’Hôtel-de-Ville, la rue Barre-du-Bec et la rue Sainte-Avoye. À mesure qu’on avançait, le pas de Maurice devenait plus léger, tandis qu’au contraire le pas de sa compagne et celui de son compagnon se ralentissaient de plus en plus.

On était arrivé ainsi au coin de la rue des Vieilles-Audriettes, lorsque, tout à coup, une bouquetière barra le passage à nos promeneurs en leur présentant son éventaire chargé de fleurs.

— Oh ! les magnifiques œillets ! s’écria Maurice.

— Oh ! oui, bien beaux, dit Geneviève ; il paraît que ceux qui les cultivaient n’avaient point d’autres préoccupations, car ils ne sont pas morts, ceux-là.

Ce mot retentit bien doucement au cœur du jeune homme.

— Ah ! mon beau municipal, dit la bouquetière, achète un bouquet à la citoyenne. Elle est habillée de blanc, voilà des œillets rouges superbes ; blanc et pourpre vont bien ensemble ; elle mettra le bouquet sur son cœur, et, comme son cœur est bien près de ton habit bleu, vous aurez là les couleurs nationales.

La bouquetière était jeune et jolie ; elle débitait son petit compliment avec une grâce toute particulière ; son compliment, d’ailleurs, était admirablement choisi, et eût-il été fait exprès, qu’il ne se fût pas mieux appliqué à la circonstance. En outre, les fleurs étaient presque symboliques. C’étaient des œillets pareils à ceux qui étaient morts dans la caisse d’acajou.

— Oui, dit Maurice, je t’en achète, parce que ce sont des œillets, entends-tu bien ? Toutes les autres fleurs, je les déteste.

— Oh ! Maurice, dit Geneviève, c’est bien inutile ; nous en avons tant dans le jardin !

Et, malgré ce refus des lèvres, les yeux de Geneviève disaient qu’elle mourait d’envie d’avoir ce bouquet.

Maurice prit le plus beau de tous les bouquets ; c’était, d’ailleurs, celui que lui présentait la jolie marchande de fleurs.

Il se composait d’une vingtaine d’œillets ponceau, à l’odeur à la fois âcre et suave. Au milieu de tous et dominant comme un roi, sortait un œillet énorme.

— Tiens, dit Maurice à la marchande, en lui jetant sur son éventaire un assignat de cinq livres ; tiens, voilà pour toi.

— Merci, mon beau municipal, dit la bouquetière ; cinq fois merci !

Et elle alla vers un autre couple de citoyens, dans l’espérance qu’une journée qui commençait si magnifiquement serait une bonne journée. Pendant cette scène, bien simple en apparence, et qui avait duré quelques secondes à peine, Morand, chancelant sur ses jambes, s’essuyait le front, et Geneviève était pâle et tremblante. Elle prit, en crispant sa main charmante, le bouquet que lui présentait Maurice, et le porta à son visage, moins pour en respirer l’odeur que pour cacher son émotion.

Le reste du chemin se fit gaiement, quant à Maurice du moins. Pour Geneviève, sa gaieté à elle était contrainte. Quant à Morand, la sienne se faisait jour d’une façon bizarre, c’est-à-dire par des soupirs étouffés, par des rires éclatants et par des plaisanteries formidables, tombant sur les passants comme un feu de file.

À neuf heures, on arrivait au Temple. Santerre faisait l’appel des municipaux.

— Me voici, dit Maurice en laissant Geneviève sous la garde de Morand.

— Ah ! sois le bienvenu, dit Santerre en tendant la main au jeune homme.

Maurice se garda bien de refuser la main qui lui était offerte. L’amitié de Santerre était certainement une des plus précieuses de l’époque.

En voyant cet homme qui avait commandé le fameux roulement de tambours, Geneviève frissonna et Morand pâlit.

— Qui donc est cette belle citoyenne, demanda Santerre à Maurice, et que vient-elle faire ici ?

— C’est la femme du brave citoyen Dixmer ; il n’est point que tu n’aies entendu parler de ce brave patriote, citoyen général ?

— Oui, oui, reprit Santerre, un chef de tannerie, capitaine aux chasseurs de la légion Victor.

— C’est cela même.

— Bon ! bon ! elle est ma foi jolie. Et cette espèce de magot qui lui donne le bras ?

— C’est le citoyen Morand, l’associé de son mari, chasseur dans la compagnie Dixmer. Santerre s’approcha de Geneviève.

— Bonjour, citoyenne, dit-il.

Geneviève fit un effort.

— Bonjour, citoyen général, répondit-elle en souriant. Santerre fut à la fois flatté du sourire et du titre.

— Et que viens-tu faire ici, belle patriote ? continua Santerre.

— La citoyenne, reprit Maurice, n’a jamais vu la veuve Capet, et elle voudrait la voir.

— Oui, dit Santerre, avant que… Et il fit un geste atroce.

— Précisément, répondit froidement Maurice.