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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

Et il se retourna, emmenant son compagnon, et refermant le paravent.

— Possible qu’on lui coupe la tête, c’est l’affaire de la nation, cela ; mais à quoi bon la faire souffrir, cette femme ? Nous sommes des soldats et non pas des bourreaux comme Simon.

— C’est un peu aristocrate, ce que tu fais là, compagnon, dit Duchesne en secouant la tête.

— Qu’appelles-tu aristocrate ? Voyons, explique-moi un peu cela.

— J’appelle aristocrate tout ce qui vexe la nation et qui fait plaisir à ses ennemis.

— Ainsi, selon toi, dit Gilbert, je vexe la nation parce que je ne continue pas d’enfumer la veuve Capet ? Allons donc ! vois-tu, moi, continua le brave homme, je me rappelle mon serment à la patrie et la consigne de mon brigadier, voilà tout. Or, ma consigne, je la sais par cœur : « Ne pas laisser évader la prisonnière, ne laisser pénétrer personne auprès d’elle, écarter toute correspondance qu’elle voudrait nouer ou entretenir et mourir à mon poste. » Voilà ce que j’ai promis et je le tiendrai. Vive la nation !

— Ce que je t’en dis, reprit Duchesne, n’est pas que je t’en veuille, au contraire ; mais cela me ferait de la peine que tu te compromisses.

— Chut ! voilà quelqu’un.

La reine n’avait pas perdu un mot de cette conversation, quoiqu’elle eût été faite à voix basse. La captivité double l’acuité des sens. Le bruit qui avait attiré l’attention des deux gardiens était celui de plusieurs personnes qui s’approchaient de la porte. Elle s’ouvrit. Deux municipaux entrèrent suivis du concierge et de quelques guichetiers.

— Eh bien, demandèrent-ils, la prisonnière ?

— Elle est là, répondirent les deux gendarmes.

— Comment est-elle logée ?

— Voyez.

Et Gilbert alla heurter au paravent.

— Que voulez-vous ? demanda la reine.

— C’est la visite de la Commune, citoyenne Capet.

« Cet homme est bon, pensa Marie-Antoinette, et si mes amis le veulent bien… »

— C’est bon, c’est bon, dirent les municipaux en écartant Gilbert et en entrant chez la reine ; il n’est pas besoin de tant de façons.

La reine ne leva point la tête, et l’on eût pu croire, à son impassibilité, qu’elle n’avait ni vu ni entendu ce qui venait de se passer, et qu’elle se croyait toujours seule.

Les délégués de la Commune observèrent curieusement tous les détails de la chambre, sondèrent les boiseries, le lit, les barreaux de la fenêtre qui donnait sur la cour des femmes, et, après avoir recommandé la plus minutieuse vigilance aux gendarmes, sortirent sans avoir adressé la parole à Marie-Antoinette et sans que celle-ci eût paru s’apercevoir de leur présence.


CHAPITRE XXXV

La salle des Pas-Perdus



V ers la fin de cette même journée où nous avons vu les municipaux visiter avec un soin si minutieux la prison de la reine, un homme, vêtu d’une carmagnole grise, la tête couverte d’épais cheveux noirs, et, par-dessus ces cheveux noirs, d’un de ces bonnets à poil qui distinguaient alors parmi le peuple les patriotes exagérés, se promenait dans la grande salle si philosophiquement appelée la salle des Pas-Perdus, et semblait fort attentif à regarder les allants et les venants qui forment la population ordinaire de cette salle, population fort augmentée à cette époque, où les procès avaient acquis une importance majeure et où l’on ne plaidait plus guère que pour disputer sa tête aux bourreaux et au citoyen Fouquier-Tinville, leur infatigable pourvoyeur.

C’était une attitude de fort bon goût que celle qu’avait prise l’homme dont nous venons d’esquisser le portrait. La société, à cette époque, était divisée en deux classes, les moutons et les loups ; les uns devaient naturellement faire peur aux autres, puisque la moitié de la société dévorait l’autre moitié.

Notre farouche promeneur était de petite taille ; il brandissait d’une main noire et sale un de ces gourdins qu’on appelait constitution ; il est vrai que