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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

sa chambre ; en cinq autres minutes, je lève la pierre qui sert de foyer à la cheminée ; elle m’entendra travailler, mais elle a tant de fermeté, qu’elle ne s’effrayera point ! au contraire, elle comprendra que c’est un libérateur qui s’avance… Elle est gardée par deux hommes ; sans doute ces deux hommes accourront…

« Eh bien, après tout, deux hommes, dit le patriote avec un sombre sourire et regardant tour à tour l’arme qu’il avait à sa ceinture et celle qu’il tenait à sa main, deux hommes, c’est un double coup de ce pistolet, ou deux coups de cette barre de fer. Pauvres gens !… Oh ! il en est mort bien d’autres, et qui n’étaient pas plus coupables.

Allons !

Et le citoyen Théodore appuya résolument sa pince entre la jointure des deux dalles.

Au même moment, une vive lumière glissa comme un sillon d’or sur les dalles, et un bruit répété par l’écho de la voûte fit tourner la tête au conspirateur, qui, d’un seul bond, revint se tapir dans l’échoppe.

Bientôt, des voix, affaiblies par l’éloignement, affaiblies par l’émotion que tous les hommes ressentent la nuit dans un vaste édifice, arrivèrent à l’oreille de Théodore.

Il se baissa, et, par une ouverture de l’échoppe, il aperçut d’abord un homme en costume militaire dont le grand sabre, résonnant sur les dalles, était un des bruits qui avaient attiré son attention ; puis un homme en habit pistache, tenant une règle à la main et des rouleaux de papier sous le bras ; puis un troisième, en grosse veste de ratine et en bonnet fourré ; puis enfin un quatrième, en sabots et en carmagnole.

La grille des Merciers grinça sur ses gonds, sonores, et vint claquer sur la chaîne de fer destinée à la tenir ouverte le jour.

Les quatre hommes entrèrent.

— Une ronde, murmura Théodore. Dieu soit béni ! dix minutes plus tard, j’étais perdu.

Puis, avec une attention profonde, il s’appliqua à reconnaître les personnes qui composaient cette ronde.

Il en reconnut trois en effet. Celui qui marchait en tête, vêtu d’un costume de général, était Santerre ; l’homme à la veste de ratine et au bonnet fourré était le concierge Richard ; l’homme en sabots et en carmagnole était probablement le guichetier.

Mais il n’avait jamais vu l’homme à l’habit pistache, qui tenait une règle à la main et des papiers sous son bras.

Quel pouvait être cet homme, et que venaient faire à dix heures du soir, dans la salle des Pas-Perdus, le général de la Commune, le gardien de la Conciergerie, un guichetier et cet homme inconnu ?

Le citoyen Théodore s’appuya sur un genou, tenant d’une main son pistolet tout armé, et, de l’autre, arrangeant son bonnet sur ses cheveux, que le mouvement précipité qu’il venait de faire avait beaucoup trop dérangés à leur base pour qu’ils fussent naturels.

Jusque-là, les quatre visiteurs nocturnes avaient gardé le silence, ou, du moins, les paroles qu’ils avaient prononcées n’étaient parvenues aux oreilles du conspirateur que comme un vain bruit.

Mais, à dix pas de la cachette, Santerre parla, et sa voix arriva distincte jusqu’au citoyen Théodore.

— Voyons, dit-il, nous voici dans la salle des Pas-Perdus. C’est à toi de nous guider maintenant, citoyen architecte, et de tâcher surtout que ta révélation ne soit pas une baliverne ; car, vois-tu, la Révolution a fait justice de toutes ces bêtises là, et nous ne croyons pas plus aux souterrains qu’aux esprits. Qu’en dis-tu, citoyen Richard ? ajouta Santerre en se tournant vers l’homme au bonnet fourré et à la veste de ratine.

— Je n’ai jamais dit qu’il n’y eût point de souterrain sous la Conciergerie, répondit celui-ci ; et voici Gracchus, qui est guichetier depuis dix ans, qui, par conséquent, connaît la Conciergerie comme sa poche, et qui cependant ignore l’existence du souterrain dont parle le citoyen Giraud ; cependant, comme le citoyen Giraud est architecte de la ville, il doit savoir ça mieux que nous, puisque c’est son état.

Théodore frissonna des pieds à la tête en entendant ces paroles.

— Heureusement, murmura-t-il, la salle est grande, et, avant de trouver ce qu’ils cherchent, ils chercheront deux jours au moins.

Mais l’architecte ouvrit son grand rouleau de papier, mit ses lunettes et s’agenouilla devant un plan qu’il examina aux tremblotantes clartés de la lanterne que tenait Gracchus.

— J’ai peur, dit Santerre en goguenardant, que le citoyen Giraud n’ait rêvé.

— Tu vas voir, citoyen général, dit l’architecte, tu vas voir si je suis un rêveur ; attends, attends.

— Tu vois, nous attendons, dit Santerre.

— Bien, dit l’architecte. Puis calculant :

— Douze et quatre font seize, dit-il, et huit vingt-quatre, qui, divisés par six, donnent quatre ; après quoi, il nous reste une demie ; c’est cela, je tiens mon endroit, et, si je me trompe d’un pied, dites que je suis un ignare.

L’architecte prononça ces paroles avec une assurance qui glaça de terreur le citoyen Théodore. Santerre regardait le plan avec une sorte de respect ; on voyait qu’il admirait d’autant plus qu’il ne comprenait rien.

— Suivez bien ce que je vais dire.

— Où cela ? demanda Santerre.

— Sur cette carte que j’ai dressée, pardieu ! Y êtes-vous ? À treize pieds du mur, une dalle mobile, je l’ai marquée A. La voyez-vous ?