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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

une grande solennité à laquelle je t’invite pour après-demain.

— Mais, pour aujourd’hui, qu’y a-t-il donc ? Tu viens me chercher, dis-tu ?

— Oui ; aujourd’hui nous avons la répétition.

— Quelle répétition ?

— La répétition de la grande solennité.

— Mon cher, dit Maurice, tu sais que, depuis huit jours, je ne sors plus ; par conséquent, je ne suis plus au courant de rien, et j’ai le plus grand besoin d’être renseigné.

— Comment ! je ne te l’ai donc pas dit ?

— Tu ne m’as rien dit.

— D’abord, mon cher, tu savais déjà que nous avions supprimé Dieu pour quelque temps, et que nous l’avons remplacé par l’Être Suprême.

— Oui, je sais cela.

— Eh bien, il paraît qu’on s’est aperçu d’une chose, c’est que l’Être suprême était un modéré, un Rolandiste, un Girondin.

— Lorin, pas de plaisanteries sur les choses saintes ; je n’aime point cela, tu le sais.

— Que veux-tu, mon cher ! il faut être de son siècle. Moi aussi, j’aimais assez l’ancien Dieu, d’abord parce que j’y étais habitué. Quant à l’Être Suprême, il paraît qu’il a réellement des torts, et que, depuis qu’il est là-haut, tout va de travers ; enfin nos législateurs ont décrété sa déchéance….

Maurice haussa les épaules.

— Hausse les épaules tant que tu voudras, dit Lorin.

De par la philosophie,
Nous, grands suppôts de Momus,
Ordonnons que la folie
Ait son culte in partibus.

Si bien, continua Lorin, que nous allons un peu adorer la déesse Raison.

— Et tu te fourres dans toutes ces mascarades ? dit Maurice.

— Ah ! mon ami, si tu connaissais la déesse Raison comme je la connais, tu serais un de ses plus chauds partisans. Écoute, je veux te la faire connaître, je te présenterai à elle.

— Laisse-moi tranquille avec toutes tes folies ; je suis triste, tu le sais bien.

— Raison de plus, morbleu ! elle t’égayera, c’est une bonne fille…. Eh ! mais tu la connais, l’austère déesse que les Parisiens vont couronner de lauriers et promener sur un char de papier doré ! C’est… devine…

— Comment veux-tu que je devine ?

— C’est Arthémise.

— Arthémise ? dit Maurice en cherchant dans sa mémoire, sans que ce nom lui rappelât aucun souvenir.

— Oui, une grande brune, dont j’ai fait connaissance, l’année dernière… au bal de l’Opéra, à telles enseignes que tu vins souper avec nous et que tu la grisas.

— Ah ! oui, c’est vrai, répondit Maurice, je me souviens maintenant ; et c’est elle ?

— C’est elle qui a le plus de chances. Je l’ai présentée au concours : tous les Thermopyles m’ont promis leurs voix. Dans trois jours, l’élection générale. Aujourd’hui, repas préparatoire ; aujourd’hui, nous répandons le vin de Champagne ; peut-être, après-demain, répandrons-nous le sang ! Mais qu’on répande ce que l’on voudra, Arthémise sera déesse, ou que le diable m’emporte ! Allons, viens ; nous lui ferons mettre sa tunique.

— Merci. J’ai toujours eu de la répugnance pour ces sortes de choses.

— Pour habiller les déesses ? Peste ! mon cher ! tu es difficile. Eh bien, voyons, si cela peut te distraire, je la lui mettrai, sa tunique, et toi, tu la lui ôteras.

— Lorin, je suis malade, et non seulement je n’ai plus de gaieté, mais encore la gaieté des autres me fait mal.

— Ah çà ! tu m’effrayes, Maurice : tu ne te bats plus, tu ne ris plus ; est-ce que tu conspires, par hasard ?

— Moi ! plût à Dieu !

— Tu veux dire : plût à la déesse Raison !

— Laisse-moi, Lorin, je ne puis, je ne veux pas sortir ; je suis au lit et j’y reste. Lorin se gratta l’oreille.

— Bon ! dit-il, je vois ce que c’est.

— Et que vois-tu ?

— Je vois que tu attends la déesse Raison.

— Corbleu ! s’écria Maurice, les amis spirituels sont bien gênants ; va-t’en, ou je te charge d’imprécations, toi et ta déesse.

— Charge, charge…

Maurice levait la main pour maudire, lorsqu’il fut interrompu par son officieux, qui entrait en ce moment, tenant une lettre pour le citoyen son frère.

— Citoyen Agésilas, dit Lorin, tu entres dans un mauvais moment ; ton maître allait être superbe.

Maurice laissa retomber sa main, qu’il étendit nonchalamment vers la lettre ; mais à peine l’eût-il touchée qu’il tressaillit, et, l’approchant avidement de ses yeux, dévora du regard l’écriture et le cachet, et, tout en blêmissant, comme s’il allait se trouver mal, rompit le cachet.

— Oh ! oh ! murmura Lorin, voici notre intérêt qui s’éveille, à ce qu’il paraît.

Maurice n’écoutait plus, il lisait avec toute son âme les quelques lignes de Geneviève. Après les avoir lues, il les relut deux, trois, quatre fois ; puis il s’essuya le front et laissa retomber ses mains, regardant Lorin comme un homme hébété.

— Diable ! dit Lorin, il paraît que voilà une lettre qui renferme de fières nouvelles.

Maurice relut la lettre pour la cinquième fois, et