Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/105

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d’adorateurs, qui ne semblaient pas se rappeler qu’ils avaient conduit à l’échafaud de White-Hall le père du nouveau roi, un homme, en costume de lieutenant de mousquetaires, regardait, le sourire sur ses lèvres minces et spirituelles, tantôt le peuple qui vociférait ses bénédictions, tantôt le prince qui jouait l’émotion et qui saluait surtout les femmes dont les bouquets venaient tomber sous les pieds de son cheval.

— Quel beau métier que celui de roi ! disait cet homme, entraîné dans sa contemplation, et si bien absorbé qu’il s’arrêta au milieu du chemin, laissant défiler le cortège. Voici en vérité un prince cousu d’or et de diamants comme un Salomon, émaillé de fleurs comme une prairie printanière ; il va puiser à pleines mains dans l’immense coffre où ses sujets très-fidèles aujourd’hui, naguère très-infidèles, lui ont amassé une ou deux charretées de lingots d’or. On lui jette des bouquets à l’enfouir dessous, et il y a deux mois, s’il se fût présenté, on lui eût envoyé autant de boulets et de balles qu’aujourd’hui on lui envoie de fleurs. Décidément, c’est quelque chose que de naître d’une certaine façon, n’en déplaise aux vilains qui prétendent que peu leur importe de naître vilains.

Le cortège défilait toujours, et, avec le roi, les acclamations commençaient à s’éloigner dans la direction du palais, ce qui n’empêchait pas notre officier d’être fort bousculé.

— Mordioux ! continuait le raisonneur, voilà bien des gens qui me marchent sur les pieds et qui me regardent comme fort peu, ou plutôt comme rien du tout, attendu qu’ils sont Anglais et que je suis Français. Si l’on demandait à tous ces gens-là : « Qu’est-ce que M. d’Artagnan ? » ils répondraient : Nescio vos. Mais qu’on leur dise : « Voilà le roi qui passe, voilà M. Monck qui passe », ils vont hurler : « Vive le roi ! Vive M. Monck ! » jusqu’à ce que leurs poumons leur refusent le service. Cependant, continua-t-il en regardant, de ce regard si fin et parfois si fier, s’écouler la foule, cependant, réfléchissez un peu, bonnes gens, à ce que votre roi Charles a fait, à ce que M. Monck a fait, puis songez à ce qu’a fait ce pauvre inconnu qu’on appelle M. d’Artagnan. Il est vrai que vous ne le savez pas puisqu’il est inconnu, ce qui vous empêche peut-être de réfléchir. Mais, bah ! qu’importe ! ce n’empêche pas Charles II d’être un grand roi, quoiqu’il ait été exilé douze ans, et M. Monck d’être un grand capitaine, quoiqu’il ait fait le voyage de France dans une boîte. Or donc, puisqu’il est reconnu que l’un est un grand roi et l’autre un grand capitaine : Hurrah fort the king Charles II ! Hurrah fort the captain Monck !

Et sa voix se mêla aux voix des milliers de spectateurs, qu’elle domina un moment ; et, pour mieux faire l’homme dévoué, il leva son feutre en l’air. Quelqu’un lui arrêta le bras au beau milieu de son expansif loyalisme (On appelait ainsi en 1660 ce qu’on appelle aujourd’hui royalisme).

— Athos ! s’écria d’Artagnan. Vous ici ?

Et les deux amis s’embrassèrent.

— Vous ici ! et étant ici, continua le mousquetaire, vous n’êtes pas au milieu de tous les courtisans, mon cher comte ? Quoi ! vous le héros de la fête, vous ne chevauchez pas au côté gauche de Sa Majesté restaurée, comme M. Monck chevauche à son côté droit ! En vérité, je ne comprends rien à votre caractère ni à celui du prince qui vous doit tant.

— Toujours railleur, mon cher d’Artagnan, dit Athos. Ne vous corrigerez-vous donc jamais de ce vilain défaut ?

— Mais enfin, vous ne faites point partie du cortège ?

— Je ne fais pas partie du cortège, parce que je ne l’ai point voulu.

— Et pourquoi ne l’avez-vous point voulu ?

— Parce que je ne suis ni envoyé, ni ambassadeur, ni représentant du roi de France, et qu’il ne me convient pas de me montrer ainsi près d’un autre roi que Dieu ne m’a pas donné pour maître.

— Mordioux ! vous vous montriez bien près du roi son père.

— C’est autre chose, ami : celui-là allait mourir.

— Et cependant ce que vous avez fait pour celui-ci…

— Je l’ai fait parce que je devais le faire. Mais, vous le savez, je déplore toute ostentation. Que le roi Charles II, qui n’a plus besoin de moi, me laisse donc maintenant dans mon repos et dans mon ombre, c’est tout ce que je réclame de lui.

D’Artagnan soupira.

— Qu’avez-vous ? lui dit Athos ; on dirait que cet heureux retour du roi à Londres vous attriste, mon ami, vous qui cependant avez fait au moins autant que moi pour Sa Majesté.

— N’est-ce pas, répondit d’Artagnan en riant de son rire gascon, que j’ai fait aussi beaucoup pour Sa Majesté, sans que l’on s’en doute ?

— Oh ! oui s’écria Athos ; et le roi le sait bien, mon ami.

— Il le sait ? fit amèrement le mousquetaire ; par ma foi ! je ne m’en doutais pas, et je tâchais même en ce moment de l’oublier.

— Mais lui, mon ami, n’oubliera point, je vous en réponds.

— Vous me dites cela pour me consoler un peu, Athos.

— Et de quoi ?

— Mordioux ! de toutes les dépenses que j’ai faites. Je me suis ruiné, mon ami, ruiné pour la restauration de ce jeune prince qui vient de passer en cabriolant sur son cheval isabelle.

— Le roi ne sait pas que vous vous êtes ruiné, mon ami ; mais il sait qu’il vous doit beaucoup.

— Cela m’avance-t-il en quelque chose, Athos ? dites ! car enfin, je vous rends justice, vous avez noblement travaillé. Mais moi, moi qui, en apparence, ai fait manquer votre combinaison, c’est moi qui en réalité l’ai fait réussir. Suivez bien mon calcul : vous n’eussiez peut-être pas, par la persuasion et la douceur, convaincu le général Monck ; tandis que moi je l’ai si rudement mené, ce cher général, que j’ai fourni à votre prince l’occasion de se montrer généreux ; cette générosité lui a été inspirée par le fait de ma bienheureuse bévue, Charles se la voit payer par la restauration que Monck lui a faite.

— Tout cela, cher ami, est d’une vérité frappante, répondit Athos.

— Eh bien, toute frappante qu’est cette vérité,