Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/125

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nés sur le gril, et comme la patience n’est pas ma vertu dominante, je suis toujours tenté de rosser les diables.

— Vous êtes l’homme le plus sage que je connaisse, et vous n’avez de conseils à recevoir de personne. Bien fous ceux qui croiraient avoir quelque chose à vous apprendre ! Mais ne sommes-nous pas à la rue Saint-Honoré ?

— Oui, cher Athos.

— Tenez là-bas, à gauche, cette petite maison longue et blanche, c’est l’hôtel où j’ai mon logement. Vous remarquerez qu’il n’a que deux étages. J’occupe le premier ; l’autre est loué à un officier que son service tient éloigné huit ou neuf mois de l’année, en sorte que je suis dans cette maison comme je serais chez moi, sans la dépense.

— Oh ! que vous vous arrangez bien, Athos ! Quel ordre et quelle largeur ! Voilà ce que je voudrais réunir. Mais que voulez-vous, c’est de naissance, et cela ne s’acquiert point.

— Flatteur ! Allons, adieu, cher ami. À propos, rappelez-moi au souvenir de monsieur Planchet ; c’est toujours un garçon d’esprit, n’est-ce pas ?

— Et de cœur, Athos. Adieu !

Ils se séparèrent. Pendant toute cette conversation, d’Artagnan n’avait pas une seconde perdu de vue certain cheval de charge dans les paniers duquel, sous du foin, s’épanouissaient les sacoches avec le portemanteau. Neuf heures du soir sonnaient à Saint-Merri ; les garçons de Planchet fermaient la boutique. D’Artagnan arrêta le postillon qui conduisait le cheval de charge au coin de la rue des Lombards, sous un auvent, et, appelant un garçon de Planchet, il lui donna à garder non-seulement les deux chevaux, mais encore le postillon ; après quoi, il entra chez l’épicier dont le souper venait de finir, et qui, dans son entre-sol, consultait avec une certaine anxiété le calendrier sur lequel il rayait chaque soir le jour qui venait de finir. Au moment où, selon son habitude quotidienne, Planchet, du dos de sa plume, biffait en soupirant le jour écoulé, d’Artagnan heurta du pied le seuil de la porte, et le choc fit sonner son éperon de fer.

— Ah mon Dieu ! cria Planchet.

Le digne épicier n’en put dire davantage ; il venait d’apercevoir son associé. D’Artagnan entra le dos voûté, l’œil morne. Le Gascon avait son idée à l’endroit de Planchet.

— Bon Dieu ! pensa l’épicier en regardant le voyageur, il est triste !

Le mousquetaire s’assit.

— Cher monsieur d’Artagnan, dit Planchet avec un horrible battement de cœur, vous voilà ! et la santé ?

— Assez bonne, Planchet, assez bonne, dit d’Artagnan en poussant un soupir.

— Vous n’avez point été blessé, j’espère ?

— Peuh !

— Ah ! je vois, continua Planchet de plus en plus alarmé, l’expédition a été rude ?

— Oui, fit d’Artagnan.

Un frisson courut par tout le corps de Planchet.

— Je boirais bien, dit le mousquetaire en levant piteusement la tête.

Planchet courut lui-même à l’armoire et servit du vin à d’Artagnan dans un grand verre. D’Artagnan regarda la bouteille.

— Quel est ce vin ? demanda-t-il.

— Hélas ! celui que vous préférez, Monsieur, dit Planchet ; c’est ce bon vieux vin d’Anjou qui a failli nous coûter un jour si cher à tous.

— Ah ! répliqua d’Artagnan avec un sourire mélancolique ; ah ! mon pauvre Planchet, dois-je boire encore du bon vin ?

— Voyons, mon cher maître, dit Planchet en faisant un effort surhumain, tandis que tous ses muscles contractés, sa pâleur et son tremblement décelaient la plus vive angoisse. Voyons, j’ai été soldat, par conséquent j’ai du courage ; ne me faites donc pas languir, cher monsieur d’Artagnan : notre argent est perdu, n’est-ce pas ?

D’Artagnan prit, avant de répondre, un temps qui parut un siècle au pauvre épicier. Cependant il n’avait fait que de se retourner sur sa chaise.

— Et si cela était, dit-il avec lenteur et en balançant la tête du haut en bas, que dirais-tu, mon pauvre ami ?

Planchet, de pâle qu’il était, devint jaune. On eût dit qu’il allait avaler sa langue, tant son gosier s’enflait, tant ses yeux rougissaient.

— Vingt mille livres ! murmura-t-il, vingt mille livres, cependant !…

D’Artagnan, le cou détendu, les jambes allongées, les mains paresseuses, ressemblait à une statue du Découragement. Planchet arracha un douloureux soupir des cavités les plus profondes de sa poitrine.

— Allons, dit-il, je vois ce qu’il en est. Soyons hommes. C’est fini, n’est-ce pas ? Le principal, Monsieur, est que vous ayez sauvé votre vie.

— Sans doute, sans doute, c’est quelque chose que la vie ; mais, en attendant, je suis ruiné, moi.

— Cordieu ! Monsieur, dit Planchet, s’il en est ainsi, il ne faut point se désespérer pour cela ; vous vous mettrez épicier avec moi ; je vous associe à mon commerce ; nous partagerons les bénéfices, et quand il n’y aura plus de bénéfices, eh bien ! nous partagerons les amandes, les raisins secs et les pruneaux, et nous grignoterons ensemble le dernier quartier de fromage de Hollande.

D’Artagnan ne put y résister plus longtemps.

— Mordious ! s’écria-t-il tout ému, tu es un brave garçon, sur l’honneur, Planchet ! Voyons, tu n’as pas joué la comédie ? Voyons, tu n’avais pas vu là-bas dans la rue, sous l’auvent, le cheval aux sacoches ?

— Quel cheval ? quelles sacoches ? dit Planchet, dont le cœur se serra à l’idée que d’Artagnan devenait fou.

— Eh ! les sacoches anglaises, mordious ! dit d’Artagnan tout radieux, tout transfiguré.

— Eh ! mon Dieu ! articula Planchet en se reculant devant le feu éblouissant de ses regards.

— Imbécile ! s’écria d’Artagnan, tu me crois fou. Mordious ! jamais, au contraire, je n’ai eu la tête plus saine et le cœur plus joyeux. Aux sacoches, Planchet, aux sacoches !