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Il fut obligé de rétrograder devant M. le comte de Chanost, à qui Fouquet venait de prendre le bras.

L’abbé Fouquet sentit que le poète, distrait comme toujours, allait suivre les deux causeurs : il intervint.

La Fontaine se cramponna aussitôt et récita son vers.

L’abbé, qui ne savait pas le latin, balançait la tête, en cadence, à chaque mouvement de roulis que La Fontaine imprimait à son corps, selon les ondulations des dactyles ou des spondées.

Pendant ce temps, derrière les bassins de confiture, Fouquet racontait l’événement à M. de Chanost, son gendre.

— Il faut envoyer les inutiles au feu d’artifice, dit Pellisson à Gourville, tandis que nous causerons ici.

— Soit, répliqua Gourville, qui dit quatre mots à Vatel.

Alors on vit ce dernier emmener vers les jardins la majeure partie des muguets, des dames et des babillards ; tandis que les hommes se promenaient dans la galerie, éclairée de trois cents bougies de cire, au vu de tous les amateurs du feu d’artifice, occupés à courir le jardin.

Gourville s’approcha de Fouquet. Alors, il lui dit :

— Monsieur, nous sommes tous ici.

— Tous ? dit Fouquet.

— Oui, comptez.

Le surintendant se retourna et compta. Il y avait huit personnes.

Pellisson et Gourville marchaient en se tenant par le bras, comme s’ils causaient de sujets vagues et légers.

Loret et deux officiers les imitaient en sens inverse.

L’abbé Fouquet se promenait seul.

Fouquet, avec M. de Chanost, marchait aussi comme s’il eût été absorbé par la conversation de son gendre.

— Messieurs, dit-il, que personne de vous ne lève la tête en marchant et ne paraisse faire attention à moi ; continuez de marcher, nous sommes seuls, écoutez-moi.

Un grand silence se fit, troublé seulement par les cris lointains des joyeux convives qui prenaient place dans les bosquets pour mieux voir les fusées.

C’était un bizarre spectacle que celui de ces hommes marchant comme par groupes, comme occupés chacun à quelque chose, et pourtant attentifs à la parole d’un seul d’entre eux, qui, lui-même, ne semblait parler qu’à son voisin.

— Messieurs, dit Fouquet, vous avez remarqué, sans doute, que deux de nos amis manquaient ce soir à la réunion du mercredi… Pour Dieu ! l’abbé, ne vous arrêtez pas, ce n’est pas nécessaire pour écouter ; marchez, de grâce, avec vos airs de tête les plus naturels, et comme vous avez la vue perçante, mettez-vous à la fenêtre ouverte, et si quelqu’un revient vers la galerie, prévenez-nous en toussant.

L’abbé obéit.

— Je n’ai pas remarqué les absents, dit Pellisson, qui, à ce moment, tournait absolument le dos à Fouquet et marchait en sens inverse.

— Moi, dit Loret, je ne vois pas M. Lyodot, qui me fait ma pension.

— Et moi, dit l’abbé, à la fenêtre, je ne vois pas mon cher d’Eymeris, qui me doit onze cents livres de notre dernier brelan.

— Loret, continua Fouquet en marchant sombre et incliné, vous ne toucherez plus la pension de Lyodot ; et vous, l’abbé, vous ne toucherez jamais vos onze cents livres d’Eymeris, car l’un et l’autre vont mourir.

— Mourir ? s’écria l’assemblée, arrêtée malgré elle dans son jeu de scène par le mot terrible.

— Remettez-vous, Messieurs, dit Fouquet, car on nous épie peut-être… J’ai dit : mourir.

— Mourir ! répéta Pellisson, ces hommes que j’ai vus, il n’y a pas six jours, pleins de santé, de gaieté, d’avenir. Qu’est-ce donc que l’homme, bon Dieu ! pour qu’une maladie le jette en bas tout d’un coup ?

— Ce n’est pas la maladie, dit Fouquet.

— Alors, il y a du remède, dit Loret.

— Aucun remède. MM. de Lyodot et d’Eymeris sont à la veille de leur dernier jour.

— De quoi ces messieurs meurent-ils, alors ? s’écria un officier.

— Demandez à celui qui les tue, répliqua Fouquet.

— Qui les tue ! On les tue ? s’écria le chœur épouvanté.

— On fait mieux encore. On les pend ! murmura Fouquet d’une voix sinistre qui retentit comme un glas funèbre dans cette riche galerie, tout étincelante de tableaux, de fleurs, de velours et d’or.

Involontairement chacun s’arrêta ; l’abbé quitta sa fenêtre ; les premières fusées du feu d’artifice commençaient à monter par-dessus la cime des arbres.

Un long cri, parti des jardins, appela le surintendant à jouir du coup d’œil.

Il s’approcha d’une fenêtre, et, derrière lui, se placèrent ses amis, attentifs à ses moindres désirs.

— Messieurs, dit-il, M. Colbert a fait arrêter, juger et fera exécuter à mort mes deux amis : que convient-il que je fasse ?

— Mordieu ! dit l’abbé le premier, il faut faire éventrer M. Colbert.

— Monseigneur, dit Pellisson, il faut parler à Sa Majesté.

— Le roi, mon cher Pellisson, a signé l’ordre d’exécution.

— Eh bien, dit le comte de Chanost, il faut que l’exécution n’ait pas lieu, voilà tout.

— Impossible, dit Gourville, à moins que l’on ne corrompe les geôliers.

— Ou le gouverneur, dit Fouquet.

— Cette nuit, l’on peut faire évader les prisonniers.

— Qui de vous se charge de la transaction ?

— Moi, dit l’abbé, je porterai l’argent.

— Moi, dit Pellisson, je porterai la parole.

— La parole et l’argent, dit Fouquet, cinq cent mille livres au gouverneur de la Conciergerie, c’est assez ; cependant on mettra un million s’il le faut.

— Un million ! s’écria l’abbé ; mais pour la