Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/217

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que cette vieille Armorique ? Je trouve ici, cher d’Artagnan, tout le contraire de ce que j’aimais autrefois, et c’est ce qu’il faut à la fin de la vie, qui est le contraire du commencement. Un peu de mon plaisir d’autrefois vient encore m’y saluer de temps en temps sans me distraire de mon salut. Je suis encore de ce monde, et cependant, à chaque pas que je fais, je me rapproche de Dieu.

— Éloquent, sage, discret, vous êtes un prélat accompli, Aramis, et je vous félicite.

— Mais, dit Aramis en souriant, vous n’êtes pas seulement venu, cher ami, pour me faire des compliments… Parlez, qui vous amène ? Serais-je assez heureux pour que, d’une façon quelconque, vous eussiez besoin de moi ?

— Dieu merci, non, mon cher ami, dit d’Artagnan, ce n’est rien de cela : ge suis riche et libre.

— Riche ?

— Oui, riche pour moi ; pas pour vous ni pour Porthos, bien entendu. J’ai une quinzaine de mille livres de rente.

Aramis le regarda soupçonneux. Il ne pouvait croire, surtout en voyant son ancien ami avec cet humble aspect, qu’il eût fait une si belle fortune.

Alors d’Artagnan, voyant que l’heure des explications était venue, raconta son histoire d’Angleterre.

Pendant le récit, il vit dix fois briller les yeux et tressaillir les doigts effilés du prélat.

Quant à Porthos, ce n’était pas de l’admiration qu’il manifestait pour d’Artagnan, c’était de l’enthousiasme, c’était du délire. Lorsque d’Artagnan eut achevé son récit :

— Eh bien ? fit Aramis.

— Eh bien ! dit d’Artagnan, vous voyez que j’ai en Angleterre des amis et des propriétés, en France un trésor. Si le cœur vous en dit, je vous les offre. Voilà pourquoi je suis venu.

Si assuré que fût son regard, il ne put soutenir en ce moment le regard d’Aramis. Il laissa donc dévier son œil sur Porthos, comme fait l’épée qui cède à une pression toute-puissante et cherche un autre chemin.

— En tout cas, dit l’évêque, vous avez pris un singulier costume de voyage, cher ami.

— Affreux ! je le sais. Vous comprenez que je ne voulais voyager ni en cavalier ni en seigneur. Depuis que je suis riche, je suis avare.

— Et vous dites donc que vous êtes venu à Belle-Isle ? fit Aramis sans transition.

— Oui, répliqua d’Artagnan, je savais y trouver Porthos et vous.

— Moi ! s’écria Aramis. Moi ! depuis un an que je suis ici je n’ai point une seule fois passé la mer.

— Oh ! fit d’Artagnan, je ne vous savais pas si casanier.

— Ah ! cher ami, c’est qu’il faut vous dire que je ne suis plus l’homme d’autrefois. Le cheval m’incommode, la mer me fatigue ; je suis un pauvre prêtre souffreteux, se plaignant toujours, grognant toujours, et enclin aux austérités, qui me paraissent des accommodements avec la vieillesse, des pourparlers avec la mort, je réside.

— Eh bien ! tant mieux, mon ami, car nous allons probablement devenir voisins.

— Bah ! dit Aramis, non sans une certaine surprise qu’il ne chercha même pas à dissimuler, vous, mon voisin ?

— Eh ! mon Dieu, oui.

— Comment cela ?

— Je vais acheter des salines fort avantageuses qui sont situées entre Piriac et le Croisic. Figurez-vous, mon cher, une exploitation de douze pour cent de revenu clair ; jamais de non-valeur, jamais de faux frais ; l’Océan, fidèle et régulier, apporte toutes les six heures son contingent à ma caisse.

Je suis le premier Parisien qui ait imaginé une pareille spéculation. N’éventez pas la mine, je vous en prie, et avant peu nous communiquerons. J’aurai trois lieues de pays pour trente mille livres.

Aramis lança un regard à Porthos comme pour lui demander si tout cela était bien vrai, si quelque piège ne se cachait point sous ces dehors d’indifférence. Mais bientôt, comme honteux d’avoir consulté ce pauvre auxiliaire, il rassembla toutes ses forces pour un nouvel assaut ou pour une nouvelle défense.

— On m’avait assuré, dit-il, que vous aviez eu quelque démêlé avec la cour, mais que vous en étiez sorti comme vous savez sortir de tout, mon cher d’Artagnan, avec les honneurs de la guerre.

— Moi ? s’écria le mousquetaire avec un grand éclat de rire insuffisant à cacher son embarras ; car, à ces mots d’Aramis, il pouvait le croire instruit de ses dernières relations avec le roi ; moi ? Ah ! racontez-moi donc cela, mon cher Aramis.

— Oui, on m’avait raconté, à moi, pauvre évêque perdu au milieu des landes, on m’avait dit que le roi vous avait pris pour confident de ses amours.

— Avec qui ?

— Avec mademoiselle de Mancini.

D’Artagnan respira.

— Ah ! je ne dis pas non, répliqua-t-il.

— Il paraît que le roi vous a emmené un matin au delà du pont de Blois pour causer avec sa belle.

— C’est vrai, dit d’Artagnan. Ah ! vous savez cela ? Mais alors, vous devez savoir que, le jour même, j’ai donné ma démission.

— Sincère ?

— Ah ! mon ami, on ne peut plus sincère.

— C’est alors que vous allâtes chez le comte de La Fère ?

— Oui.

— Chez moi ?

— Oui.

— Et chez Porthos ?

— Oui.

— Était-ce pour nous faire une simple visite ?

— Non ; je ne vous savais point attachés, et je voulais vous emmener en Angleterre.

— Oui, je comprends, et alors vous avez exécuté seul, homme merveilleux, ce que vous vouliez nous proposer d’exécuter à nous quatre. Je me suis douté que vous étiez pour quelque chose dans cette belle restauration, quand j’appris