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semblait remercier et encourager tout à la fois, il fut saisi d’une telle émotion, que sans Raoul, qui lui prêta son bras, il eût chancelé.

Le regard étonné de son ami, le geste bienveillant de la reine, rappelèrent de Guiche à lui.

En peu de mots, il expliqua sa mission, dit comment il était l’envoyé de Monsieur, et salua, selon leur rang et les avances qu’ils lui firent, l’amiral et les différents seigneurs anglais qui se groupaient autour des princesses.

Raoul fut présenté à son tour et gracieusement accueilli ; tout le monde savait la part que le comte de La Fère avait prise à la restauration du roi Charles II ; en outre, c’était encore le comte qui avait été chargé de la négociation du mariage qui ramenait en France la petite-fille de Henri IV.

Raoul parlait parfaitement anglais ; il se constitua l’interprète de son ami près des jeunes seigneurs anglais auxquels notre langue n’était point familière.

En ce moment parut un jeune homme d’une beauté remarquable et d’une splendide richesse de costume et d’armes. Il s’approcha des princesses, qui causaient avec le comte de Norfolk, et d’une voix qui déguisait mal son impatience :

— Allons, Mesdames, dit-il, il faut descendre à terre.

À cette invitation, la jeune Madame se leva et elle allait accepter la main que le jeune homme lui tendait avec une vivacité pleine d’expressions diverses, lorsque l’amiral s’avança entre la jeune Madame et le nouveau venu.

— Un moment, s’il vous plaît, milord Buckingham, dit-il ; le débarquement n’est point possible à cette heure pour des femmes. La mer est trop grosse ; mais, vers quatre heures, il est probable que le vent tombera ; on ne débarquera donc que ce soir.

— Permettez, milord, dit Buckingham avec une irritation qu’il ne chercha point même à déguiser. Vous retenez ces dames et vous n’en avez pas le droit. De ces dames, l’une appartient, hélas ! à la France, et, vous le voyez, la France la réclame par la voix de ses ambassadeurs.

Et, de la main, il montra de Guiche et Raoul, qu’il saluait en même temps.

— Je ne suppose pas, répondit l’amiral, qu’il entre dans les intentions de ces Messieurs d’exposer la vie des princesses ?

— Milord, ces Messieurs sont bien venus malgré le vent ; permettez-moi de croire que le danger ne sera pas plus grand pour ces dames, qui s’en iront avec le vent.

— Ces messieurs sont fort braves, dit l’amiral. Vous avez vu que beaucoup étaient sur le port et n’ont point osé les suivre. En outre, le désir qu’ils avaient de présenter le plus tôt possible leurs hommages à Madame et à son illustre mère les a portés à affronter la mer, fort mauvaise aujourd’hui, même pour des marins. Mais ces messieurs, que je présenterai pour exemple à mon état-major, ne doivent pas en être un pour ces dames.

Un regard dérobé de Madame surprit la rougeur qui couvrait les joues du comte.

Ce regard échappa à Buckingham. Il n’avait d’yeux que pour surveiller Norfolk. Il était évidemment jaloux de l’amiral, et semblait brûler du désir d’arracher les princesses à ce sol mouvant des vaisseaux sur lequel l’amiral était roi.

— Au reste, reprit Buckingham, j’en appelle à Madame elle-même.

— Et moi, milord, répondit l’amiral, j’en appelle à ma conscience et à ma responsabilité. J’ai promis de rendre saine et sauve Madame à la France ; je tiendrai ma promesse.

— Mais, cependant, Monsieur…

— Milord, permettez-moi de vous rappeler que je commande seul ici.

— Milord, savez-vous ce que vous dites ? répondit avec hauteur Buckingham.

— Parfaitement, et je le répète. Je commande seul ici, milord, et tout m’obéit : la mer, le vent, les navires et les hommes.

Cette parole était grande et noblement prononcée. Raoul en observa l’effet sur Buckingham. Celui-ci frissonna par tout le corps et s’appuya à l’un des soutiens de la tente pour ne pas tomber ; ses yeux s’injectèrent de sang, et la main dont il ne se soutenait point se porta sur la garde de son épée.

— Milord, dit la reine, permettez-moi de vous dire que je suis en tout point de l’avis du comte de Norfolk : puis le temps, au lieu de se couvrir de vapeur comme il le fait en ce moment, fût-il parfaitement pur et favorable, nous devons bien quelques heures à l’officier qui nous a conduites jusqu’en vue des côtes de France, où il doit nous quitter.

Buckingham, au lieu de répondre, consulta le regard de Madame.

Madame, à demi cachée sous les courtines de velours et d’or qui l’abritaient, n’écoutait rien de ce débat, occupée qu’elle était à regarder le comte de Guiche, qui s’entretenait avec Raoul.

Ce fut un nouveau coup pour Buckingham, qui crut découvrir dans le regard de madame Henriette un sentiment plus profond que celui de la curiosité.

Il se retira tout chancelant et alla heurter le grand mât.

— M. de Buckingham n’a pas le pied marin, dit en français la reine mère ; voilà sans doute pourquoi il désire si fort toucher la terre ferme.

Le jeune homme entendit ces mots, pâlit, laissa tomber ses mains avec découragement à ses côtés, et se retira confondant dans un soupir ses anciennes amours et ses haines nouvelles.

Cependant l’amiral, sans se préoccuper autrement de cette mauvaise humeur de Buckingham, fit passer les princesses dans sa chambre de poupe, où le dîner avait été servi avec une magnificence digne de tous les convives.

L’amiral prit place à droite de Madame et mit le comte de Guiche à sa gauche.

C’était la place qu’occupait d’ordinaire Buckingham.

Aussi, lorsqu’il entra dans la salle à manger, fut-ce une douleur pour lui que de se voir reléguer par l’étiquette, cette autre reine à qui il devait le respect, à un rang inférieur à celui qu’il avait tenu jusque-là.

De son côté, de Guiche, plus pâle encore de